Le grain de la voix Roland Barthes, in Musique en jeu. 1972 2 La langue, au dir
Le grain de la voix Roland Barthes, in Musique en jeu. 1972 2 La langue, au dire de Benveniste, est le seul système sémiotique capable d'interpréter un autre système sémiotique (cependant, sans doute, il peut exister des ÷uvres limites, au cours desquelles un système feint de s'interpré- ter lui-même : L'art de la fugue). Comment donc la langue s'en tire-t-elle, lorsqu'elle doit interpréter la musique ? Hélas, semble-t-il, fort mal. Si l'on examine la pratique courante de la critique musicale (ou des conversations sur la musique : c'est souvent la même chose), on voit bien que l'÷uvre (ou son exécution) n'est jamais traduite que sous la catégorie linguistique la plus pauvre : l'adjectif. La musique, c'est, par pente naturelle, ce qui reçoit tout de suite un adjectif. L'adjectif est inévitable : cette musique est ceci, ce jeu est cela. Sans doute, dès lors que nous faisons d'un art un sujet (d'article, de conversation), il ne nous reste plus qu'à le prédiguer ; mais dans le cas de la musique, cette prédication prend fatalement la forme la plus facile, la plus triviale : l'épithète. Naturellement, cette épithète, à laquelle on vient et revient par faiblesse ou fascination (petit jeu de société : parler d'une mu- sique sans jamais employer un seul adjectif), cette épithète a une fonction économique : le prédicat est toujours le rempart dont l'imaginaire du sujet se protège de la perte dont il est menacé : l'homme qui se pourvoit ou que l'on pourvoit d'un adjectif est tantôt blessé, tantôt grati é, mais toujours consti- tué ; il y a un imaginaire de la musique, dont la fonction est de rassurer, de constituer le sujet qui l'entend (serait-ce que la musique est dangereuse vieille idée platonicienne ? Ouvrant à la jouissance, à la perte ? Beaucoup d'exemples ethnographiques et populaires tendraient à le prouver), et cet imaginaire vient tout de suite au langage par l'adjectif. Un dossier histo- rique devrait être ici rassemblé, car la critique adjective (ou l'interprétation prédicative) a pris, le long des siècles, certains aspects institutionnels : l'ad- jectif musical devient en eet légal, chaque fois qu'on postule un ethos de la musique, c'est-à-dire chaque fois qu'on lui attribue un mode régulier (natu- rel ou magique) de signi cation : chez les anciens Grecs, pour qui c'était la langue musicale (et non l'÷uvre contingente), dans sa structure dénotative, qui était immédiatement adjective, chaque mode étant lié à une expression codée (rude, austère, er, viril, grave, majestueux, belliqueux, éducatif, hau- tain, fastueux, dolent, décent, dissolu, voluptueux) ; et, chez les Romantiques, de Schumann à Debussy, qui substituent ou ajoutent à la simple indication des mouvements (allegro, presto, andante) des prédicats émotifs, poétiques, de plus en plus ra nés donnés en langue nationale, de façon à diminuer l'empreinte du code et à développer le caractère libre de la prédication (sehr kräftif, sehr präcis, spirituel et discret, etc.). Est-ce que nous sommes condamnés à l'adjectif ? Est-ce que nous sommes acculés à ce dilemme : le prédicable ou l'ineable ? Pour savoir s'il y a des moyens (verbaux) de parler de la musique sans adjectifs, il faudrait regarder 3 d'un peu près toute la critique musicale, ce qui, je crois, n'a jamais été fait et que, néanmoins, on n'a ni l'intention ni les moyens de faire ici. Ce qu'on peut dire, c'est ceci : ce n'est pas en luttant contre l'adjectif (dériver cet adjectif qui vous vient au bout de la langue vers quelque périphrase substantive ou verbale), que l'on a quelque chance d'exorciser le commentaire musical et de le libérer de la fatalité prédictive ; plutôt que d'essayer de changer directe- ment le langage sur la musique, il vaudrait mieux changer l'objet musical lui-même, tel qu'il s'ore à la parole : modi er son niveau de perception ou d'intellection : déplacer la frange de contact de la musique et du langage. C'est ce déplacement que je voudrais esquisser, non à propos de toute la musique mais seulement d'une partie de la musique chantée (lied ou mélodie) : espace (genre) très précis où une langue rencontre une voix. Je donnerai tout de suite un nom à ce signi ant au niveau duquel, je crois, la tentation de l'éthos peut être liquidée et donc l'adjectif congédiée : ce sera le grain : le grain de la voix, lorsque celle-ci est en double posture, en double production : de langue et de musique. Ce que je vais tenter de dire du grain ne sera, bien sûr, que le ver- sant apparemment abstrait, le compte rendu impossible d'une jouissance in- dividuelle que j'éprouve continûment en écoutant chanter. Pour dégager ce grain des valeurs reconnues de la musique vocale, je me servirai d'une double opposition : celle, théorique, du phéno-texte et du géno-texte (Julia Kristeva), et celle, paradigmatique, de deux chanteurs, dont j'aime beaucoup l'un (bien qu'on ne l'entende plus) et très peu l'autre (bien qu'on n'entende que lui) : Panzéra et Fischer-Diskau (qui ne seront, bien entendu, que des chires : je ne divinise pas le premier et je n'en veux nullement au second). * ** Écoutez une basse russe (d'Église : car pour l'opéra, c'est un genre où la voix toute entière est passée du côté de l'expressivité dramatique : une voix au grain peu signi ant) : quelque chose est là, manifeste et têtu (on n'entend que ça), qui est au-delà (ou en deçà) du sens des paroles, de leur forme (la litanie), du mélisme, et même du style d'exécution : quelque chose qui est directement le corps du chantre, amené d'un même mouvement, à votre oreille, du fond des cavernes, des muscles, des muqueuses, des cartilages, et du fond de la langue slave, comme si une même peau tapissait la chair intérieure de l'exécutant et la musique qu'il chante. Cette voix n'est pas personnelle : elle n'exprime rien du chantre, de son âme ; elle n'est pas originale (tous les chantres russes ont en gros la même voix), et en même temps elle est individuelle : elle nous fait entendre un corps qui, certes, n'a pas d'état civil, de personnalité , mais qui est tout de même un corps séparé ; et surtout cette voix charrie directement le symbolique, par-dessus l'intelligible, l'expressif : voici jeté devant nous, comme un paquet, le Père, sa stature phallique. Le grain , ce serait cela : 4 la matérialité du corps parlant sa langue maternelle : peut-être la lettre ; presque sûrement la signi ance. Voici donc que dans le chant (en attendant d'étendre cette distinction à toute la musique) apparaissent les deux textes dont Julia Kristeva a parlé. Le phéno-chant (si l'on veut bien accepter cette transposition) couvre tous les phonèmes, tous les traits qui relèvent de la structure de la langue chantée, des lois du genre, de la forme codée du mélisme, de l'idiolecte du composi- teur, du style de l'interprétation : bref, tout ce qui, dans l'exécution, est au service de la communication, de la représentation, de l'expression : ce dont on parle ordinairement, ce qui forme le tissu des valeurs culturelles (matière des goûts avoués, des modes, des discours critiques), ce qui s'articule directement sur les alibis idéologiques d'une époque (la subjectivité , l' expressivité , le dramatisme , la personnalité d'un artiste). Le géno-chant, c'est le volume de la voix chantante et disante, l'espace où les signi cations germent du dedans de la langue et dans sa matérialité même ; c'est un jeu signi- ant étranger à toute communication, à la représentation (des sentiments), à l'expression ; c'est cette pointe (ou ce fond) de la production où la mélodie travaille vraiment la langue non ce qu'elle dit, mais la volupté de ses sons- signi ants, de ses lettres : explore comment la langue travaille et s'identi e à ce travail. C'est, d'un mot très simple mais qu'il faut prendre au sérieux : la diction de la langue. Du point de vue du phéno-chant, Fischer-Diskau est, sans doute, un ar- tiste irréprochable ; tout, de la structure (sémantique et lyrique), est respecté ; et pourtant rien ne séduit, rien n'entraîne à la jouissance ; c'est un art ex- cessivement expressif (la diction est dramatique, les césures, les oppressions et les libérations de sou e interviennent comme des séismes de passion) et par là même il n'excède jamais la culture : c'est ici l'âme qui accompagne le chant, ce n'est pas le corps : que le corps accompagne la diction musi- cale, non par un mouvement d'émotion mais par un geste-avis 1 , voilà qui est di cile ; d'autant que toute la pédagogie musicale enseigne, non point la culture du grain de la voix, mais les modes émotifs de son émission : c'est le mythe du sou e. En avons-nous entendu, des professeurs de chant, prophétiser que tout l'art du chant était dans la maîtrise, la bonne conduite du sou e ! Le sou e, uploads/s3/ legraindelavoix-barthes.pdf
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- Publié le Jui 06, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
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