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Pré-publication: pour référence citez la version à paraître dans Implications philosophiques Expérience esthétique, expérience psychédélique, hypnose : les états de conscience modifiés, entre neuroscience et philosophie Pierre-Louis Patoine Résumé Cet article propose de revisiter, à la lumière des neurosciences cognitives, la comparaison entre contemplation esthétique, expérience psychédélique et hypnose, telle que nous la retrouvons chez certains philosophes et écrivains (Nietzsche, Joyce, Bataille, William James, Huxley). Nous verrons que ces trois états de conscience modifiés libèrent la perception des exigences de l’action utile. Une partie de leur attrait provient peut-être de ce découplage. Mots-clés Expérience esthétique ; expérience psychédélique ; hypnose ; états de conscience modifiés ; neurosciences ; philosophie ; psychologie ; perception ; cognition. Introduction En étudiant de manière limitée et contrôlée l’activité cérébrale, les neurosciences peuvent nous permettre de poser à nouveau frais certains problèmes philosophiques, notamment d’esthétique. C’est le pari des pionniers de la neuroesthétique, tel que Semir Zeki, dont les contributions décisives à la neurologie de la vision (1969, notamment) l’amèneront, dès les années 1990, à étudier les corrélats neuraux de notre expérience de la beauté. Publié en 1999, Inner Vision constitue un premier compte-rendu de ces travaux, qui se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, s’intéressant par exemple à la perception de la beauté des équations par les mathématiciens (2014). Ce n’est cependant pas à la catégorie, pour le moins problématique, du beau que nous nous intéresserons ici, mais à la relation entre expérience esthétique et ivresse. Pensée dès l’Antiquité grecque (Lachance-Provençal, p. 31-40), cette relation se constitue en topos philosophique au XIXe siècle, notamment avec Nietzsche, qui affirme : Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art est impossible. (1908, p. 178) On le voit ici, penser la relation entre ivresse et expérience esthétique, c’est penser cette dernière à travers ses « conditions physiologiques », l’amenant ainsi sur un terrain que les neurosciences peuvent contribuer à cartographier. Après en avoir mieux défini les contours, nous revisiterons donc cette question philosophique classique à l’aide de travaux récents menés en neurologie, qui portent sur les substances psychoactives que nous appelons, depuis Humphrey Osmond, les psychédéliques (le psychiatre britannique écrit, dans une lettre à Aldous Huxley datée de 1956 : « Pour déchiffrer l’enfer ou pour s’envoler angélique, prenez une simple pincée de Psychédélique », Huxley 1999, p. 107, ma traduction). Il nous semble en effet que certaines formulations philosophiques à propos de l’expérience esthétique convergent avec les observations neuroscientifiques à propos de ces substances. Cette convergence nous permettra de mieux comprendre comment de nombreuses situations esthétiques sont caractérisées par un découplage de l’action et de la perception : apercevoir un tigre en sculpture ou au cinéma n’exige pas que nous agissions en vue de notre survie (voir à ce sujet Currie 1995 et Nichols 2006). Nulle réponse combat-fuite (nul fight-or-flight) ne vient réordonner notre perception de ce tigre, qui peut alors devenir objet de contemplation. Nous verrons ainsi que, si l’action demande à l’organisme de discriminer et de hiérarchiser les formes utiles que sa perception détecte au sein de son environnement, la contemplation esthétique ouvre au contraire vers un mode perceptif non-hiérarchisant, où les sensations sont acceptées avec équanimité, formant une surface dégagée de ses valeurs motivationnelles, où le désir et le dégoût, où les attractions et les répulsions normalement associées aux perceptions sont atténuées. On pourrait ainsi dire, avec Nietzsche, que la posture esthétique, comme l’ivresse, augmente « l’irritabilité de toute la machine ». Aux antipodes des exigences de la survie, l’attitude esthétique se rapprocherait de l’expérience psychédélique actuellement étudiée par les neurosciences, en permettant de transcender momentanément des manières d’être-au-monde essentiellement attachées à « l’ordre judicieux des choses » (pour reprendre l’expression de Bataille, nous y reviendrons). En ce sens, cette attitude revêt un caractère anti-utilitaire qui contrecarre les styles cognitifs et attentionnels promus par l'ordre néolibéral, industrieux et compétitif. On peut alors considérer que l'art, comme les substance psychédéliques, relèvent du pharmakon qu'analyse Derrida dans « La Pharmacie de Platon » (1968) : potentiellement toxiques pour le corps social, ces substances – artistiques d’une part, végétales de l’autre – ne pourraient-elles pas remédier en partie aux maladies emblématiques du XXIe siècle, agir comme remèdes aux formes diverses de l'addiction (Hendricks 2014), ou aux troubles psychophysiologiques liées à l'accélération du travail tels que le burn-out (Chabot 2013) et le karoshi (« décès par surmenage », Deschamps 1993) ? Parce qu’elles perturbent les rythmes productifs menant à la surexploitation des ressources naturelles et exacerbent notre sensibilité (donc notre capacité à ressentir notre environnement), ces substances pourraient aussi se présenter comme remèdes aux maladies dues aux dégradations écologiques (par exemple la solastalgie, c’est-à-dire l’anxiété causée par les dégradations de l’environnement naturel, Albrecht 2005). L’art se tient ainsi aux côtés de la médecine, comme une intervention directe sur le vivant. Mais avant de spéculer sur une pharmacologie comparée de l’art et des psychédéliques, il convient d’expliciter ce qui rapproche pour nous ces deux « substances », ces deux champs de pratiques. L'attitude esthétique, ou comment échapper à l'ordre judicieux des choses Débutons notre parcours avec l'écrivain irlandais James Joyce, qui nous propose, à travers Stephen Dedalus, le personnage principal du Portrait de l'artiste en jeune homme (1916), une théorie de l'attitude esthétique comme « arrêt », ou suspension. Dialoguant avec son ami Lynch à la fin du roman, après avoir atteint une certaine maturité en tant que jeune poète, Stephen définit l’art comme une sortie hors de la vie motivationnelle, hors des attraits et des répulsions : Les sentiments suscités par l’art inapproprié sont cinétiques, désir ou dégoût. Le désir nous pousse à posséder, à approcher quelque chose ; le dégoût nous pousse à abandonner, à repousser quelque chose. Les arts qui excitent ces sentiments, arts pornographiques ou didactiques, sont donc inappropriés. L’émotion esthétique (j’utilise un terme général) est donc statique. L’esprit est arrêté et élevé au-dessus du désir et du dégoût. (Joyce 2005, p. 175, ma traduction) Pour Stephen, cette suspension est due au « rythme de la beauté » qui résulterait des relations méréologiques au sein de l’œuvre d’art (p. 176) : la perception esthétique établirait ainsi des relations entre le tout de l'œuvre et ses parties, et entre ces parties elles-mêmes, mais sans que ce travail perceptif ne soit orienté par des valences affectives. Ainsi, ce serait le jeu formel de ces relations qui préviendrait l’art « véritable » de susciter désir ou dégoût. On peut bien entendu critiquer cette théorie (qui n’est d’ailleurs que celle du jeune Stephen), notamment parce qu’elle réaffirme en partie la condamnation platonicienne de l’art comme trompeur parce que mimétique et sensuel. Les genres excitant exagérément le désir ou le dégoût (cinémas d’horreur ou pornographique, par exemple), capables de bouleverser le corps du spectateur, restent encore relativement dévalorisés, exclus du bon goût (voir au sujet de ces body genres l’analyse de Williams 1995). Malgré cela, la théorie de Stephen nous intéresse, car elle nous rappelle que c'est le dispositif spécifique de l'œuvre d'art, ses qualités plastiques et les relations qui s'établissent entre ses différentes parties (au sein de son plan de composition, Batt 2013) qui permettent d’arracher le spectateur à la sphère motivationnelle, qui est aussi la sphère de l’utilité biologique : fuir ou s’accoupler. Ce modèle permet de caractériser le travail d’artistes souvent qualifiés de pornographiques, mais qui proposent des expériences clairement esthétiques ; pensons à l’écrivain américain Dennis Cooper (notamment Try 1994, Guide 1997, et The Sluts 2004) ou au cinéaste canadien Bruce LaBruce (notamment No Skin Off My Ass 1993, Hustler White 1996, et Skin Flick 1999), chez qui la mise en avant d'un style (où se révèle le caractère artéfactuel de l’œuvre) désamorce la charge érotique qui suscite le désir du spectateur. C’est donc le dispositif stylistique ou compositionnel qui ferait sortir la situation artistique de la sphère motivationnelle, nous autorisant à contempler un tigre filmique sans le fuir, dissociant perception et action. Il ne faudrait pas penser, cependant, que cette sortie vide l'expérience esthétique de tout mouvement. Si, pour Stephen Dedalus, l’émotion esthétique est de nature statique, elle reste tributaire du « rythme de la beauté ». Ce paradoxe est reformulé par le philosophe Pietro Montani dans Bioesthétique (2013), où il s'inspire des réflexions de Schiller pour expliquer que l'art doit nous laisser équanimes, dans « un état de potentialisation libre et réciproque des facultés […] qui prend la forme d’un mouvement maximal au sein d’un calme maximal » (p. 67). Cette potentialisation libre des facultés (et notamment des facultés perceptives libérées des exigences de l'action utile), ce mouvement maximal au sein d’un calme maximal semble correspondre à la posture contradictoire du lecteur ou du spectateur : d’une part, celui- ci est absorbé dans la contemplation d’un récit ou d’une image, il reste le plus souvent immobile et paraît ainsi être d’un calme maximal ; d’autre part, il est bouleversé par l’œuvre d’art, et les uploads/s3/2018-patoine-neuroesthe-tique-pre-pub.pdf

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