44 ISSN 0258-0802. LITERATŪRA 2016 58 (4) ANDRÉ MALRAUX, THÉORICIEN DE L’ART Th

44 ISSN 0258-0802. LITERATŪRA 2016 58 (4) ANDRÉ MALRAUX, THÉORICIEN DE L’ART Thierry Laurent Fondation Robert de Sorbon Cours de Civilisation française de la Sorbonne Présentation. Les livres sur l’art d’A. Malraux, longtemps dédaignés ou jugés peu sérieux, révèlent pourtant une pensée originale qui propose une réflexion philosophique sur le sens de la création artistique et vise à faire dialoguer des œuvres extrêmement hétérogènes. L’écrivain, dans un style flamboyant, entreprend de démontrer que l’art unit les hommes d’époques différentes, qu’il permet de défier la réalité et le destin et que c’est la métamorphose de notre regard sur les chefs-d’œuvre du passé qui contribue à les immortaliser dans notre musée imaginaire. Les textes sont accompagnés d’une très riche iconographie ; quoi qu’on puisse penser de leur rigueur ou de leur justesse, ils doivent être appréciés – et analysés – ne serait-ce que sur le plan strictement littéraire. André Malraux (1901-1976), lauréat du prix Goncourt en 1933 pour son roman La Condition humaine, autodidacte, aventurier, homme d’action, engagé à gauche dans sa jeunesse, ministre de la Culture du général de Gaulle dans les années soixante, est un personnage singulier, génie pour les uns, imposteur ou esprit brouillon pour les autres. Il demeure en tout cas une figure majeure de la vie intellectuelle française au vingtième siècle de par son prestige parmi les écrivains et ses liens avec des acteurs importants de la politique nationale et internationale. Les mots-clés : Malraux, Art, Arts sacrés, Peinture, Sculpture, Philosophie de l’art, Musée imaginaire. Keywords: Malraux, Art, Sacred Arts, Painting, Sculpture, Philosophy of Art, Imaginary Museum. Cet article vise à faire le point à la fois sur ce qu’ont été les théories de l’art de Malraux et ce que l’on peut « objective­ ment » aujourd’hui en penser après que les contemporains puis la critique univer­ sitaire en ont rendu compte, non parfois sans quelque parti-pris. Les travaux « lit­ téraires » de François de Saint-Cheron et l’approche plus philosophique de Jean- Pierre Zarader ont contribué, depuis une vingtaine d’années, à « recrédibiliser » cette partie de l’œuvre de Malraux qui reste malgré tout fort mal connue et dont nous voudrions présenter la cohérence. Au regard de sa biographie, et contrai­ rement à ce que l’on a longtemps affirmé, l’art n’a pas été pour lui une préoccupa­ tion tardive, une méditation qui aurait succédé à l’aventure militante, mais bien au contraire l’interrogation de toute sa vie et de toute son œuvre, voire « l’axe de sa pensée » (Sabourin 1972, 11). Il l’avoue­ ra : « L’art a compté pour moi autant que tout le reste, je peux même dire : avant tout le reste » (cité par Brincourt 1982, 50). Rappelons-nous aussi cette autre phrase : « Je suis en art comme on est en religion » (cité par Stéphane 1954, 62). Déjà, dans les années vingt, il est l’ami de peintres cubistes et expressionnistes, il achète des toiles de Derain, de Braque, de Picasso, s’intéresse à la sculpture d’Asie centrale 45 et à la peinture japonaise, fréquente avec bonheur le Louvre et le musée Guimet, commence une carrière de brillant cri­ tique d’art, publiant des articles dans de nombreuses revues (dont la prestigieuse NRF), écrivant des préfaces pour plusieurs catalogues d’exposition. Dans ses pre­ miers romans, il introduit timidement une réflexion sur l’art, par exemple dans La Voie royale en 1930, mais c’est surtout à partir de 1935 qu’il entreprend une œuvre de longue haleine, très documentée, qui deviendra La Psychologie de l’art et dont trois tomes paraitront chez Albert Skira en 1947, 1948 et 1949 sous les titres : Le Musée imaginaire, La Création artistique et La Monnaie de l’absolu. En 1951, la réédition par Gallimard de ces écrits dans une version remaniée et enrichie s’intitule cette fois Les Voix du silence. En 1950, a paru, également chez Gallimard – comme désormais tous ses écrits – Saturne, essai sur Goya. En 1952, voici Le Musée ima­ ginaire de la sculpture mondiale (titre ini­ tial : La Statuaire). Le cycle de La Méta­ morphose des dieux englobera Le Surna­ turel (titre de la réédition en 1977 de La Métamorphose des dieux datant de 1957), L’Irréel en 1974 et L’Intemporel en 1976. Ajoutons La Tête d’obsidienne en 1974. Avec des reproductions de tableaux, de fresques, de chapiteaux, de mosaïques, de vitraux, de pierres et de bois sculptés, il reconstitue « le chemin des hommes, depuis les cités sumériennes, en passant par la Grèce, l’Inde, l’Extrême-Orient, la chrétienté médiévale, la Renaissance, le Baroque, l’art Bourgeois, pour aboutir à notre civilisation menacée » (Boisdeffre 1973, 85). Si l’on élargit la définition de « l’art », il faudrait tenir compte aussi de l’Esquisse d’une psychologie du cinéma en 1946 ainsi que des essais sur la créa­ tion littéraire ; manque à la réflexion de Malraux une prise en compte du domaine musical. Bien sûr, au regard uniquement des dates de publication, il est indéniable que les grandes fictions en prose, plus connues du grand public, précèdent à la fois les textes sur l’art et l’œuvre philoso­ phico-mémorielle. L’écrivain a reconnu souvent que ses livres sur l’art restaient de loin les plus mal compris. C’est vrai que pendant très longtemps il n’a jamais été pris au sérieux par les universitaires et par les historiens d’art. On lui a reproché tour à tour d’avoir plagié des esthéticiens allemands du XIXe siècle ou des contemporains comme Elie Faure1, Emile Mâle2 ou Henri Focillon3, et aussi d’avoir fait quantité de confu­ sions, d’approximations et d’affirmations hâtives et farfelues. La critique la plus sévère, nous la trouvons dans un essai de Georges Duthuit en 1956 dont le titre est déjà très perfide (Le Musée inimaginable) et dont la conclusion, citée par P. de Bois­ deffre, ne l’est pas moins : « Ses livres sur l’art ont fait de Malraux le séducteur irréductible du monde des bourgeois et des employés dont il a su apaiser des nostal­ gies jusqu’alors à l’abandon » (Ibid., 13). Voici encore l’opinion de J.F. Revel : « Le musée imaginaire n’est, en somme, que le musée des gens sans imagination » (Revel 1958, 49). Dernier exemple de jugement 1 1873-1937. Son Histoire de l’art en 5 volumes, parue entre 1919 et 1921, a constamment été rééditée et fait encore autorité. 2 1862-1954. Grand spécialiste de l’architecture chrétienne médiévale. 3 1881-1943. Spécialiste de la gravure et de l’art du Moyen Âge. 46 sévère, même s’il est plus modéré, celui de M. Déon : « La théorie de Malraux sur le musée imaginaire relève de la littérature, de la spéculation intellectuelle, pas de la sensibilité » (Déon 1963, 1). Il semble qu’aujourd’hui les jugements soient plus indulgents et que la profondeur et l’origi­ nalité des écrits malruciens soient mises en avant : J. P. Zarader va jusqu’à les faire dia­ loguer avec les grands textes de la philoso­ phie contemporaine, dont ceux de Jacques Derrida (par exemple dans Malraux ou la pensée de l’art et André Malraux, Les écrits sur l’art) ; plus généralement, on peut dire que l’université française se penche avec intérêt sur des textes naguère ignorés : citons comme exemple récent le passionnant ouvrage collectif de Jeanyves Guérin et de Julien Dieudonné : Les Ecrits sur l’art d’André Malraux. Pour faire donc la part des choses, présentons, avec un ef­ fort d’objectivité, les qualités et les défauts de l’œuvre. Sa grande originalité est d’avoir an­ nexé à la littérature un domaine réservé jusque là aux spécialistes. L’érudition vaste de l’auteur lui a permis, en s’ap­ puyant sur quelques ouvrages fondamen­ taux, de brosser une synthèse puissante de tous les arts du monde et de les intégrer à sa propre philosophie de l’Histoire. Qui­ conque découvre les premières pages du Musée imaginaire est étonné, voire fas­ ciné, par la documentation iconographique somptueuse autant qu’originale qui l’initie à un inconnu fascinant, celui par exemple des œuvres de civilisations anciennes ou éloignées. Un des mérites de l’essayiste est de ne pas s’être contenté de présenter des pièces extrêmement diverses mais de nous avoir donné des clés pour qu’on les mette en relation. Il a su utiliser d’écla­ tantes images qui ont contribué à renou­ veler la critique d’art : « Le chef-d’œuvre ne maintient pas un monologue souverain, mais un invincible dialogue » (Malraux 1951, 67) ou bien : « Si atroce que soit un temps, son style n’en transmet jamais que la musique » (Allocution prononcée à New York le 15 mai 1962 pour le cin­ quantenaire de l’Institut français). Eloigné autant des savants à l’esprit scientifique que des critiques d’inspiration marxiste, Malraux écrivant sur l’art est plus dans la tradition de Diderot4, de Baudelaire5, de Maurice Barrès6, de Paul Valéry7, d’André Suarès8, qu’il présente d’ailleurs comme ses maîtres et qu’il cite à l’occasion. A côté de cela, le travail de Malraux est irritant par ses prétentions philosophiques et ses systématisations théoriques, comme celles qui consistent à dénigrer la beauté formelle ou à faire de l’artiste un rival de Dieu. Sa propension au lyrisme ainsi que l’audace ou l’originalité de uploads/s3/andre-malraux-theoricien-de-lart.pdf

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