Langages Le style indirect libre et la modernité Bernard Cerquiglini Citer ce d
Langages Le style indirect libre et la modernité Bernard Cerquiglini Citer ce document / Cite this document : Cerquiglini Bernard. Le style indirect libre et la modernité. In: Langages, 19ᵉ année, n°73, 1984. Les Plans d'Énonciation. pp. 7-16; doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1984.1162 https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1984_num_19_73_1162 Fichier pdf généré le 02/05/2018 Bernard CERQUIGLINI Université de Paris VIII LE STYLE INDIRECT LIBRE ET LA MODERNITÉ Le style indirect libre est une idée neuve en Europe. Relevé par les grammairiens chez des romanciers qui étaient leurs contemporains (d'Emile Zola à Charles- Louis Philippe), ce phénomène fait entrer la littérature la plus moderne, et sa technique narrative, dans l'enquête grammaticale. Promotion du littéraire d'autant plus significative qu'il s'agit de romanciers, tel Zola, qui attendront encore longtemps la reconnaissance des manuels officiels, ou qui reçoivent ainsi, comme Flaubert, une consécration définitive. Promotion singulière, par laquelle la littérature revient, selon l'habituel destin épistémologique du refoulé, en objet nouveau dans le champ dont elle était forclose. L'étude du langage, qui s'est fondée comme science après 1850 en dénonçant le lien gémellaire qui l'unissait aux Belles Lettres, pour devenir la pensée positive et historique du seul signifiant, retrouve ainsi le discursif, le sujet, le sens. La découverte du style indirect libre, dans le premier quart du XXe siècle, si elle est d'une importance spectaculaire pour une discipline qui décrit tant et trouve si peu, constitue un fait troublant et ambigu, face obscure d'une découverte que l'on célèbre dans le même temps, lumineuse et technicienne, le phonème. Comparé au modernisme pimpant du phonème, adopté par la linguistique au terme d'une querelle scientifique archétypale, le style indirect libre offre sa modernité équivoque et comme inachevée. Progrès de la science qui masquerait un regret des Lettres, ce phénomène que l'on ne s'accorde pas même à nommer brouille les taxinomies grammaticales, déplace les limites de la langue et du style, met en doute l'objet de la description linguistique, déclenche des polémiques qui ne sont pas éteintes. Le style indirect libre tient crucialement à la notion de modernité comme projet, qu'il permet de saisir dans ses contradictions et dans sa précarité. Le mystère dans les Lettres La perception, au sein de la littérature de langue française, d'une forme non répertoriée de reproduction du discours perturbe, vers la fin du siècle, un discours grammatical solidement établi, et secrètement fragile. Clos sur la grammaire, et réparti équitablement en « style direct » et « style indirect ». Du premier, la grammaire ne fit jamais qu'une mention : sa transparence supposée trouble le discours grammatical, pris au jeu du même et de l'autre. Par une curieuse absence, on n'en dit rien proprement, sinon qu'il sert de base aux manipulations (transpositions, effacements) qui produisent l'indirect. Le passage d'un mode à l'autre est affaire de technique gramma- ticale, parfois subtile, toujours rigoureuse, de manipulation comptable et formelle de la langue ; on sait qu'il s'agit d'un des plus beaux fleurons du discours grammatical et de sa pédagogie. Le phénomène nouveau que perçoit le regard grammatical est hétérogène à cette disposition ancienne et admise. Il est tout d'abord innommable, ce dont témoignent les nombreuses périphrases utilisées dans les descriptions — ainsi pour l'allemand : discours vécu (erlebte Rede), factuel {Rede als Tatsache), voilé (verschleierte Rede), etc. — et à l'inverse, l'absence de terme réellement consacré pour l'anglais, sinon free indirect speech, qui est un calque. Innommable parce qu'inassignable, le phénomène suspend le geste grammairien qui, depuis Ramus sinon Quintilien, découpe et classe ; les pôles de ce champ lexical sont occupés par les écoles suisse et allemande qui traduisent par l'attribution qu'elles pratiquent au sein du dispositif grammatical leur opposition irréductible : style indirect libre pour Charles Bally, discours direct impropre (uneigentlich direkte Rede) pour Gertraud Lerch. Sorte de style direct, ou bien variante de l'indirect, le phénomène que l'on perçoit, équivoque et labile, désoriente la pensée grammairienne dans son ensemble, pour qui le tiers est exclu. Ce mode de rapport discursif, enfin, n'est pas enseignable, ou du moins pas selon les exercices techniques de manipulation. S'initier au maniement du style indirect libre, ce n'est pas apprendre le français, mais son métier d'écrivain. C'est là son caractère premier. Ce mode de reproduction, ou de représentation du discours, est le seul à justifier le terme de style. Sa mise en valeur, au tournant du siècle, par une linguistique qui avait réussi à se débarrasser de la stylistique d'auteur et des états d'âme constitue une réelle épreuve. Toutefois, le refoulé esthétique revient sous une forme neuve : c'est le fait littéraire en tant que tel dont on examine le lien au linguistique ; l'écart langagier individuel valorisé perd son statut d'objet théorique au profit des constantes formelles de genre (ici, le romanesque) historiquement voire, dans la descendance marxiste de l'école allemande, socialement déterminées. Dès lors, la crise du style indirect libre, dans le premier quart de notre siècle, peut être tenue pour l'acte de naissance de la stylistique moderne et de la sémiotique ; significatif est l'intérêt qu'y portèrent aussi bien Leo Spitzer que Mikhaïl Bakhtine. L'appartenance du style indirect libre à la littérature est une pétition de principe dont il faut connaître la vigueur afin d'en estimer les limites. Qu'il ait été repéré en premier lieu par Adolf Tobler ! est typique : grammairien à l'ancienne, Tobler glanait dans les textes français qu'il lisait fort bien l'inhabituel et le singulier. Toutefois Charles Bally, dans son étude d'ensemble 2, donne à la remarque force de loi : le style indirect libre est un procédé littéraire. Comme à l'habitude, la position de Bally est subtile et pénétrante, elle renvoie à ce que nous appellerions aujourd'hui la mimesis de l'oral : par 1. TOBLER Adolf, « Vermischte Beitrâge zur franzôsischen Grammatik. Neue Reihe 1 », Zeitschrift fur romanische Philologie 11 (1887), pp. 433-431. 2. BALLY Charles, « Le style indirect libre en français moderne », Germanisch- Romanische Monatsschrift 4 (1912), pp. 549-556, 597-606. 8 l'absence de signes extérieurs de subordination, le style indirect libre donne une image de la fluidité que l'on attribue à la langue parlée. Mais celle-ci ignore le procédé, qui exprime donc à merveille la spécificité de la forme écrite dans son rapport imaginaire et conventionnel à l'oral. Si ce principe d'appartenance n'est pas énoncé clairement par l'école idéaliste allemande de Karl Vossler, le vif intérêt que ces chercheurs portent au style indirect libre implique ce principe. D'une part, les tenants de la Idealistische Neu- philologie s'attachent tout spécialement aux processus de création esthétique qui sont à l'œuvre dans la langue, d'autre part la conception qu'ils ont du style indirect libre, comme identification de l'écrivain à ses personnages 3, place le procédé au sein de l'activité littéraire. La position la plus radicale en la matière est celle, récente, d'Ann Banfield 4 pour qui l'examen du style indirect libre, « forme linguistique qui n'existe pas dans la langue parlée » (p. 9), est le moyen de faire progresser la grammaire générative- transformationnelle. Si l'on rencontre en effet des phrases françaises proprement imprononçables, il convient d'en établir une grammaire qui par là même détache la théorie du langage de la seule étude de la communication, fondée sur le sujet parlant dans le présent, au profit de la représentation expressive, liée à un sujet de conscience doté de repères temporels propres. L'écrit non communicatif fait montre de structures grammaticales particulières et rigoureuses dont la théorie chomskyenne doit rendre compte, s'ouvrant ainsi à la question de l'écriture et du style. L'appartenance de l'indirect libre au fonctionnement littéraire est donc cruciale pour la thèse d'Ann Banfield, qui convie la grammaire generative à penser ce qui lui était constitutivement étranger. Plus profonde et répandue encore est la conviction que le style indirect libre appartient à la littérature moderne, qu'il en est l'indice stylistique et l'acte de naissance. Cette idée conjoint les créateurs (Marcel Proust s'intéresse à l'imparfait de discours chez Flaubert), les critiques littéraires (Albert Thibaudet, dans un ouvrage pour grand public, reprend avec bonheur la théorie de la mimesis de l'oral 5), les grammairiens : depuis Adolf Tobler, qui découvre chez Zola un emploi curieux de l'imparfait, jusqu'à Ann Banfield qui, englobant le monologue intérieur, fait apparaître dans sa réalité syntaxique le projet littéraire de la Modernité. On comprend que cette apparition tardive soit valorisée ; elle est perçue tout d'abord comme la marque d'un progrès dans les Lettres, l'écriture, selon une idée admise, ne progressant qu'en se libérant 6 ; elle est sentie ensuite comme représentative de l'époque moderne et de sa culture, quelque contenu que l'on donne à cette modernité. En 1922, Gertraud Lerch rapproche le succès du style indirect 3. Selon Gertraud LERCH, « Die uneigentlich direkte Rede », Festschrift fur Karl Vossler, pp. 107-119, Heidelberg : Winter, 1922. 4. BANFIELD Ann, « Où l'épistémologie, le style et la grammaire rencontrent l'histoire littéraire : le développement de la parole et de la pensée représentées », Langue française 44 (1979), pp. 9-26. 5. THIBAUDET Albert, Gustave Flaubert, Paris : Gallimard, 1935, pp. 230-232. 6. « Comme le phénomène étudié ici devient toujours plus fréquent à mesure uploads/s3/le-style-indirect-l-et-la-modernite.pdf
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- Publié le Sep 18, 2021
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