Catherine Colliot-Thélène Après la souveraineté : que reste-t-il des droits sub

Catherine Colliot-Thélène Après la souveraineté : que reste-t-il des droits subjectifs ?∗ En guise d’introduction, et pour justifier le caractère ambitieux de mon propos en même temps que l’insuffisance manifeste des moyens dont je dispose présentement pour lui donner corps, il me paraît utile d’indiquer le cadre dans lequel se situent les réflexions qui suivent. Les propositions que je vais avancer s’inscrivent dans la suite de l’interprétation que j’ai proposée, dans un article antérieur, de la célèbre définition wébérienne de l’Etat par le monopole de la violence légitime1. Mais tandis que cet article relevait d’un exercice pour lequel je possède quelques compétences de par ma formation académique, l’exégèse du texte d’un auteur, le présent article est d’un genre moins défini. Mon objectif est maintenant de tirer les conséquences de la thèse défendue alors (selon laquelle la définition que Weber donne de l’Etat tient lieu chez lui de théorie de la souveraineté, avec cette particularité qu’il l’abordait en historien du droit et neutralisait la question normative des conditions de légitimité du pouvoir) dans la perspective d’une philosophie politique à reconstruire, par des voies assez peu en phase avec les orientations contemporaines dominantes dans cette discipline, du moins en France. La pratique universitaire de l’enseignement de la philosophie en France fait la place large au commentaire érudit des classiques de la tradition philosophique occidentale, et elle suscite à cet égard, en s’inspirant à l’occasion de travaux étrangers (je pense à l’influence des œuvres de Quentin Skinner ou de John G.A. Pocock), des travaux d’une très grande qualité. Ces études historico-exégétiques (selon les cas l’accent est mis sur la contextualisation historique ou sur l’exégèse interne des œuvres) paraissent cependant insuffisantes pour affronter la réalité actuelle de la politique, et notamment pour définir les conditions d’une pratique démocratique, qu’elles veulent généralement servir. L’allégeance à la démocratie est en effet aujourd’hui unanime, et cette unanimité, qui est une des spécificités de notre culture politique, couvre les divergences qui existent concernant ce que l’on entend par démocratie. Face à cette philosophie académique (le qualificatif n’a ici rien de péjoratif) une « autre philosophie politique » s’est constituée, qui trouve un écho important auprès de jeunes en quête de repères dans la complexité de notre monde. Toni Negri, Jacques Rancière, Giorgio ∗ Cet article est une version légèrement modifiée (complément de références) d’un article déjà publié en ligne sur le site de la revue québécoise Eurostudia, dans un numéro qui rassemblait les contributions d’un colloque tenu à Montréal en septembre 2006. 1 Catherine Colliot-Thélène, « La fin du monopole de la violence légitime ? », première publication dans la Revue d’Etudes comparées Est-Ouest, 2003, vol. 34, n°1, pp. 5-31. Republié dans M. Coutu et G. Rocher (dir.), La légitimité de l’Etat et du droit. Autour de Max Weber, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2005, pp. 23-46. Jus Politicum, nº 1, 2009 disponível em: http://www.juspoliticum.com/IMG/pdf/JP.ColliotThelene25.6.pdf acessado em: 08/03/2009 Jus Politicum Agamben, figurent parmi leurs références. Je n’ai pas l’intention d’aborder les œuvres de ces auteurs, entre lesquels il existe des différences considérables et qui s’offusqueraient certainement de se voir réunis dans un même panier. Plus décisive, parce que plus profonde, me paraît être l’influence de Michel Foucault, dont certains des auteurs cités se réclament d’ailleurs. De Foucault il sera en revanche question plus loin, dans la mesure où je vais l’utiliser, à contre emploi, pour élaborer ma thèse. Il ne me paraît pas évident que le type de réflexion qu’il a développé dans l’ensemble de ses travaux puisse être considéré comme relevant de la philosophie politique, et lui-même aurait très probablement refusé cette catégorisation. Mais il n’est pas contestable qu’il a joué un rôle considérable dans la formation de cette mouvance de pensée qui prétend bien intervenir dans le champ de la philosophie politique en ignorant délibérément les dimensions juridiques et institutionnelles des procès de socialisation. Il y a place, me semble-t-il, entre les deux pôles que je viens de caractériser à gros traits, pour une philosophie politique qui ne refuse pas d’exploiter les ressources conceptuelles de la tradition de la philosophie politique occidentale – et nous admettons que la doctrine de la souveraineté en est un élément central – sans se cantonner au commentaire érudit des œuvres canoniques qui le constituent2. Il incombe à une telle philosophie d’actualiser cet héritage, en modifiant ce qui doit l’être pour être en prise avec les réalités du présent. Pareil objectif exige de prendre en compte aussi bien les particularités économiques des processus de socialisation contemporaines (la « globalisation ») que les transformations considérables qui ont affecté l’espace juridique, judiciaire et politique depuis le milieu du siècle dernier : la « grande complexité juridique du monde », pour reprendre une expression avancée par Mireille Delmas-Marty3. A l’instar des grands auteurs de jadis, il faut par conséquent que les philosophes acceptent de s’intéresser aux formes constitutionnelles (comme Aristote), à l’économie politique (comme Hegel), aux mutations sociales (comme Tocqueville), aux pratiques concrètes des dirigeants politiques (comme Machiavel) de leur temps. Ils sont malheureusement en général peu préparés à une telle entreprise. Si les thèses que je présente ici veulent être un pas en ce sens, je confesse d’entrée de jeu que leur formulation reste excessivement schématique. Il leur manque une assise empirique 2 Il serait bien sûr présomptueux de laisser entendre que mon souci d’actualiser la philosophie politique ne soit partagé par personne en France. La présentation que je fais de l’état de la philosophie politique en France est excessivement schématique, mais, pour des raisons de place et de propos, il m’est impossible d’en dresser un tableau plus précis. On peut s’étonner par ailleurs que je ne mentionne pas la philosophie politique « analytique », qui, si elle a été durant un temps un produit d’importation, s’est cependant acclimatée en France et est aujourd’hui brillamment représentée. Il me semble cependant que le gros de ces travaux reste attaché au cadre étatique, tandis que mon propos est au contraire d’inviter la philosophie politique à tenir compte des phénomènes qui, en limitant la portée de la souveraineté des Etats, modifient les conditions de l’action politique. 3 Mireille Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006, p. 27. Colliot-Thélène : Que reste-t-il des droits subjectifs ? solide, je veux dire des illustrations prenant en compte les institutions politiques, juridiques et judiciaires multiples qui ont été créées depuis 60 ans (depuis la Charte de l’ONU), leurs compétences et leurs capacités réelles d’action, ainsi que les conflits qui ont opposé, dans certains cas précis, instances nationales, régionales, internationales et transnationales, et la manière dont ils ont été (ou non) résolus. M’adressant à un public parmi lequel, je n’en doute pas, certains ont en la matière une culture infiniment plus solide que la mienne, j’ai conscience de la faiblesse dont souffre à cet égard mon argument. En bref, ce que je propose s’apparente au bricolage d’un amateur. Un philosophe aborde nécessairement ce genre d’objets tout d’abord en néophyte, mais s’il se risque à le faire, c’est en espérant qu’il trouvera un accueil indulgent auprès des spécialistes, et que ceux-ci accepteront de discuter ses propositions et de les amender comme il convient. 1. Droits subjectifs et individualisme. De quand date l’expression de « droits subjectifs » ? Si les dictionnaires et encyclopédies du droit ne l’établissent pas de façon précise, on peut affirmer à tout le moins qu’elle est récente. Hobbes, pour les uns, Grotius, pour d’autres, en serait le père, et certains remonteront plus loin encore4. Au moins la notion était-elle inconnue du droit romain, comme l’a souligné avec une certaine virulence Michel Villey il y a une trentaine d’années en France. Dans le champ français, on ne peut pas éviter de mentionner la critique que ce brillant polémiste a développée dans les années 60 contre les droits de l’homme5. Il est admis désormais que la notion de droits subjectifs est un produit direct de l’individualisme jusnaturaliste. En d’autres termes, qu’elle ne peut avoir d’autre signification que l’attribution à l’individu en tant que tel, c’est-à- dire dans sa naturalité native, de droits qu’il peut fait valoir aussi bien dans ses rapports avec les autres individus que contre l’Etat. La caractéristique de la philosophie politique moderne, selon Villey, se résumerait dans une formule, dont la simplicité confine au simplisme : « de ce qu’est ‘l’homme’, déduire son ‘droit’ » (DD, p. 153). Villey oppose à la conception ainsi grossièrement caractérisée la doctrine romaine, laquelle ne concevait de droits que dans le cadre de relations entre des hommes qui se disputent des « choses extérieures » dont la tâche du juge est de déterminer le juste partage. Cette doctrine ignorait le « sujet de droit », dont Villey invite par conséquent à se débarrasser : le droit ne connaîtrait pas de sujet, mais seulement des attributaires (DD, p. 96). 4 Cf. par exemple l’étude historique de Richard Tuck, Natural Rights Theories. Their origin and development, Cambridge University Press, Cambridge, 1979. Et, dans une toute autre perspective, Niklas Luhmann, « Subjektive Rechte. Zum Umbau des Rechtsbewusstseins für die moderne Gesellschaft“, in Gesellschaftsstruktur und uploads/S4/ catherine-colliot-thelene-apres-la-souverainite 1 .pdf

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  • Publié le Sep 24, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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