Conclusions du commissaire du gouvernement Patrick Frydman sur les arrêts Hardo

Conclusions du commissaire du gouvernement Patrick Frydman sur les arrêts Hardouin et Marie Le 29 juin 1937, M. Pascal Marie, alors détenu à la maison d'arrêt de Fleury- Mérogis, fit l'objet d'une sanction de huit jours de mise en cellule de punition, avec sursis, pour s'être plaint, à tort selon l'administration, du fonctionnement du service médical de l'établissement auprès d'une autorité extérieure. Il était en effet reproché à l'intéressé d'avoir adressé à l'Inspection générale des affaires sociales un courrier exposant qu'il ne parvenait pas à se voir prodiguer des soins dentaires, alors qu'il souffrait d'une fracture de deux incisives depuis son arrestation - laquelle s'était en l'occurrence déroulée dans des conditions quelque peu mouvementées. M. Marie contesta alors la sanction ainsi prononcée par le chef d'établissement, ainsi qu'une décision implicite du directeur régional des services pénitentiaires l'ayant ultérieurement confirmée sur recours hiérarchique, devant le tribunal administratif de Versailles. Le 8 novembre 1985, le maître timonier Philippe Hardouin, qui servait sur le navire de guerre « Le Vauquelin », se vit pour sa part infliger une punition de dix jours d'arrêts pour ivresse. Alors que son bâtiment faisait escale aux îles Canaries, celui-ci avait en effet regagné bord, à 0 h 45, en manifestant des troubles du comportement dans lesquels ses supérieurs virent autant de témoignages d'une fréquentation excessive des bars du port de Las Palmas, d'autant que son insistance à refuser de se soumettre à l'alcootest laissait soupçonner qu'il appréhendait les résultats d'un tel contrôle. M. Hardouin, qui fit alors usage de la procédure de « droit de recours » prévue par l'article 13 du décret du 28 juillet 1975 portant règlement de discipline générale dans les armées, déféra ensuite au tribunal administratif de Rennes une décision du ministre de la Défense, en date du 14 mars 1986, confirmant la sanction ainsi prononcée. Dans ces deux affaires, cependant - et c'est là la justification de leur présentation commune devant votre Assemblée - , les tribunaux administratifs ainsi saisis rejetèrent les demandes des requérants comme irrecevables, au motif que celles-ci étaient dirigées contre des mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours contentieux. Tels sont les deux jugements, en date des 29 février 1988 et 6 avril 1989, dont MM. Marie et Hardouin relèvent aujourd'hui respectivement appel devant vous. Si vous deviez aujourd'hui vous en tenir à la jurisprudence séculaire dont vous faites application en telle matière, vous n'auriez évidemment guère d'hésitation à confirmer la solution des premiers juges. On sait, en effet, que les sanctions disciplinaires ainsi prononcées à l'encontre des détenus ou des militaires ont toujours été analysées jusqu'ici - quelle que soit d'ailleurs, dans le détail, la variété des formulations retenues à cet égard par vos arrêts - , comme de simples mesures d'ordre intérieur ne pouvant, à ce titre, donner lieu à contestation devant le juge administratif (cf., par ex., CE, Sect., 11 juill. 1947, Dewavrin, Rec. p. 307 ; 13 juill. 1968, Sieur Chenal, Rec. p. 446 ou encore CE, Sect. 4 mai 1979, Comité d'action des prisonniers, Rec. p. 182). On sait, du reste, que cette jurisprudence s'appliquait traditionnellement dans les mêmes conditions aux sanctions prises à l'encontre des élèves des établissements scolaires. Celle-ci s'est même trouvée, assez récemment encore, étendue, s'agissant des détenus, au cas d'une mesure de placement en quartier de sécurité renforcée - alors même que cette dernière ne présentait pas à proprement parler de caractère disciplinaire -, par une célèbre décision d'Assemblée du 27 janvier 1984, Caillol (Lebon p. 28), rendue sur les conclusions contraires du commissaire du gouvernement Genevois. En outre, il convient de souligner que la jurisprudence tire de la règle d'irrecevabilité des recours dirigés contre de telles décisions les conséquences juridiques les plus vastes. C'est ainsi, notamment, que l'immunité juridictionnelle de ces mesures s'étend bien entendu aux décisions les ayant éventuellement confirmées sur recours hiérarchique - ce qui correspond d'ailleurs au cas des présentes espèces (cf. CE, 20 oct. 1954, Chapou, Rec. p. 541 ou 8 déc. 1967, Kayanakis, Rec. p. 475). C'est ainsi, surtout, que l'illégalité entachant ces mesures ne peut utilement servir de fondement à une demande de plein contentieux tendant à l'indemnisation du préjudice qu'elles auraient pu causer. A cet égard, on observera en effet que si, par une décision de Section du 9 juin 1978 (Spire, Lebon p. 237), vous aviez paru admettre le principe d'une éventuelle mise en cause de la responsabilité de l'administration à raison de mesures d'ordre intérieur, cette jurisprudence n'a en réalité connu aucune postérité, ainsi qu'en témoignent de multiples décisions ultérieures déniant expressément la possibilité d'une telle responsabilité (cf. par ex., en ce sens : CE, 10 mars 1982, Taddei, Rec., tables p. 534 ou 20 févr. 1989, Mollaret, Dr. adm. 1989, n° 178). Cependant, la constance et la fermeté avec lesquelles vous avez ainsi écarté jusqu'à ce jour toute forme de recours contre les actes en cause masquent mal, à la vérité, la faiblesse des justifications théoriques de cette jurisprudence. Cette fragilité se trouve d'ailleurs mise en lumière par le caractère éminemment elliptique de la motivation adoptée par les arrêts rendus en la matière, qui - y compris dans l'espèce Caillol, où cette solution avait pourtant été réexaminée dans son principe - , se sont toujours bornés à affirmer en termes péremptoires que ces actes « constituaient des mesures d'ordre intérieur », sans expliciter aucunement les motifs conduisant à leur reconnaître cette qualification. Sans doute d'éminents auteurs, à commencer par Hauriou, dans une note publiée au Recueil Sirey de 1921 (IIIe partie, p. 9) ou le président Odent, dans son Cours (p. 981 et s.), ont-ils pu s'efforcer de légitimer, dans le cadre plus général d'une « théorie des mesures d'ordre intérieur », l'irrecevabilité des recours contentieux dirigés contre ces sanctions disciplinaires. C'est ainsi qu'ils ont alors tout à la fois fait valoir, d'une part, qu'un tel principe permettait de mettre l'autorité hiérarchique mieux à même d'assurer la discipline interne indispensable au bon fonctionnement des institutions concernées et, d'autre part, que cette solution évitait fort opportunément au juge d'avoir à statuer sur des mesures ne comportant en fait que des effets insignifiants pour leurs destinataires. Mais ni la volonté ainsi affichée de faciliter l'exercice d'un certain pouvoir de police intérieure - lequel, pour évidemment légitime qu'il soit, ne nous paraît pas nécessairement requérir l'immunité juridictionnelle des décisions de l'autorité hiérarchique - , ni la référence ainsi faite à l'adage De minimis non curat praetor - dont vous ne sauriez, quel que soit l'encombrement structurel de vos rôles, donner une interprétation exagérément extensive - , n'apportent de fondement véritablement convaincant à votre jurisprudence. Bien plus, certains des postulats qui président à celle-ci, tel celui, mis en avant par le président Odent, selon lequel le pouvoir de prononcer ces sanctions serait, par nature, « purement discrétionnaire, (voire) arbitraire », ne nous semblent plus guère aujourd'hui sérieusement défendables, en droit, s'agissant de mesures à caractère disciplinaire, tandis que d'autres, comme celui de l'absence d'effet de ces sanctions sur la situation juridique des personnes intéressées, sont pour leur part - comme nous le montrerons - très largement erronés en fait. Aussi ces contributions doctrinales ne parviennent-elles en réalité qu'à exposer les considérations ayant historiquement conduit à votre jurisprudence actuelle, et non à fournir à celle-ci une justification théorique incontestable, de sorte que nous nous 2 trouvons ici en présence de ce qu'il faut bien appeler, à nos yeux, une jurisprudence d'opportunité, plutôt que de droit. Or, l'argument d'autorité tenant au caractère solidement établi de cette jurisprudence ne pouvant, dans ces conditions, faire par lui- même obstacle à son éventuel revirement, l'heure nous paraît aujourd'hui venue d'envisager une telle évolution. Indiquons d'emblée que notre propos ne visera bien entendu nullement ici à remettre en cause la notion même de mesure d'ordre intérieur. Outre les circulaires, instructions et directives non réglementaires qui y sont traditionnellement rattachées, cette catégorie juridique continuera ainsi en effet à inclure d'innombrables décisions individuelles dépourvues de tout caractère disciplinaire, telles que, par exempte, le simple réaménagement des tâches confiées à un agent public (CE, 4 juill. 1958, Commune d'Anglet, Rec. p. 411), l'interdiction faite à un fonctionnaire de pénétrer dans certains locaux (CE, 10 févr. 1967, Dupré, Rec., tables p. 881) ou encore le refus d'une autorité administrative d'accorder une audience à un subordonné (cf. CE, 12 oct. 1955, Reix, Rec., tables p. 771 et 29 juill. 1994, Delestrade, en cours de fichage aux Tables). En outre et pour en revenir plus directement aux punitions disciplinaires infligées aux détenus et aux militaires, nous verrons qu'il vous sera tout à fait possible de maintenir l'irrecevabilité des recours dirigés contre celles de ces sanctions qui comportent les effets les moins graves. Mais, dans les limites ainsi définies, plusieurs séries de considérations nous paraissent rendre aujourd'hui difficilement concevable le maintien de votre jurisprudence traditionnelle. En premier lieu, en effet - et c'est là la base même de notre raisonnement - , on ne peut manquer d'être sensible aux conséquences préjudiciables qui s'attachent, pour les personnes concernées, au prononcé de sanctions disciplinaires et, corrélativement, au considérable uploads/S4/ conclusions-sur-hardouin-et-marie.pdf

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  • Publié le Apv 05, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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