1 Droits de l’homme et politique 1980-2012 Justine LACROIX Les droits de l’homm
1 Droits de l’homme et politique 1980-2012 Justine LACROIX Les droits de l’homme, fondement de la démocratie ou menace pour le lien social ? condition de l’espace public ou triomphe de l’individualisme ? Depuis près de trente ans, les questions agitent la pensée politique, en France et à l’étranger. Justine Lacroix, dans cet essai, en montre les enjeux et l’actualité. Les droits de l’homme « ne sont pas un bon sujet pour la philosophie politique » car ils ne soulèvent pas d’enjeux théoriques réellement intéressants ». Voilà ce qu’estimait, il y a une trentaine d’années, le professeur de Princeton, Charles Beitz, qui raconte l’anecdote dans un ouvrage récent consacré à… l’idée des droits de l’homme1. Une façon de dire que le jugement ne tiendrait plus. Car, dans l’intervalle, les droits de l’homme se sont imposés comme les principaux critères d’évaluation de la légitimité politique et comme l’idiome le plus courant pour émettre des revendications sociales. Dans le champ de la pensée politique, après une longue période de veille, les droits individuels sont redevenus un sujet d’intérêt philosophique essentiel. Il est ainsi significatif que, dans son ouvrage sur La philosophie en France au XXe siècle, Frédéric Worms articule son dernier chapitre (« Le moment présent ») autour de deux débats, dont le premier est celui né, vers la fin des années 1970, autour de la notion des droits de l’homme. Et il souligne que cette discussion mérite toute notre attention car il ne s’agit pas d’un thème parmi d’autres, « mais d’une polémique portant sur les principes mêmes de la politique, ou plutôt sur la question de savoir si l’on doit mettre la question des droits de l’homme au principe de la politique » 2 . De fait, une bonne part des controverses contemporaines reviennent à se demander si les revendications des droits de l’homme sont une source de dépolitisation ou les vecteurs d’une rénovation de l’ambition démocratique. 1 Charles Beitz, A Theory of Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2 Frédéric Worms, La philosophie en France au XXe siècle. Moments. Paris, Gallimard, 2009, p. 557. 2 Le renouveau des droits de l’homme L’idée des droits de l’homme n’a sans doute jamais été autant « prise au sérieux » qu’aujourd’hui – ou du moins depuis les révolutions américaine et française. La question du moment d’émergence de ce concept dans nos discours et pratiques politiques suscite d’ailleurs un riche débat historiographique entre ceux qui en appellent au lendemain de la seconde guerre mondiale et ceux qui se réfèrent plutôt à la fin des années 19703. Dans le champ de la pensée politique, en revanche, il semble acquis que ce n’est guère que depuis trois ou quatre décennies que la notion de droits de l’homme est sortie d’une longue période d’indifférence ou de mépris. La publication de la Théorie de la justice par John Rawls (1971) marque ainsi la renaissance de grandes théories politiques qui visent à évaluer les exigences sociales en termes de droits individuels plutôt qu’en fonction de l’utilité générale ou de l’intégrité du corps politique. Dans cette perspective, les droits fondamentaux deviennent le point nodal des débats autour de la justice politique, au point parfois de se voir accorder une forme de supériorité normative vis-à-vis de toute autre considération pouvant permettre de légitimer l’action politique. C’est d’ailleurs pour valoriser l’importance de la participation politique que Jürgen Habermas développe sa célèbre thèse de la co-originarité de l’autonomie privée (libertés fondamentales) et de l’autonomie publique (droits politiques). Dans cette perspective, les droits de l’homme sont la pré-condition et la garantie de la délibération collective laquelle est, en retour, seule à même de garantir le libre exercice de l’ensemble des libertés fondamentales4. Au delà du débat entre libéralisme et républicanisme, il est significatif que les droits individuels soient désormais invoqués de part et d’autre du débat sur l’organisation de la société. Des adeptes d’une intervention publique minimale – des libertariens tels que Robert Nozick – ouvrent ainsi leurs ouvrages par l’affirmation que les droits individuels sont d’une telle force et d’une telle portée qu’ils soulèvent la question de savoir s’il y a quoi que ce soit que l’État puisse faire5. Mais les sociaux-démocrates invoquent aussi l’idée de droits en faisant valoir que ce sont eux qui prennent les droits « au sérieux »6 dans la mesure où les 3 Pour une synthèse de ce débat, voir Devin O. Pendas, “Towards a New Politics? On the Recent Historiography of Human Rights”, Contemporary European History, 21, 1, 2012, p. 95-111. 4 Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. de R. Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 120. 5 Robert Nozick, Anarchie, Etat et Utopie, trad. de E. d’Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988, p. 9. 6 Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1977. 3 citoyens ne peuvent exercer ces droits à égalité de chances que s’ils sont assurés de jouir d’une forme d’indépendance dans leur environnement privé et économique. Le « moment » Lefort En France, également, les écrits théoriques sur les droits de l’homme se sont multipliés depuis le début des années 1980 après une longue période de discrédit dans les discours dominants et notamment (mais pas seulement7) ceux situés dans la mouvance marxiste. Bien sûr, en France comme ailleurs, le rejet des droits bourgeois – dont le jeune Marx disait dans Sur la question juive (1844) qu’ils étaient les droits de l’homme « égoïste » séparé de l’homme et de la collectivité – est toujours allé de pair avec un courant réformiste qui considérait les droits issus de 1789 comme les premières fondations d’un ordre socialiste véritable8. Mais, même chez les défenseurs des libertés dites « formelles », restait l’idée prégnante que les droits de l’homme constitueraient une sphère distincte du politique – une sorte de sanctuaire de la morale dont l’individu serait le dépositaire. Or, c’est justement cette lecture que bat en brèche, à la fin des années 1970, l’article séminal de Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique »9. Confrontée au phénomène totalitaire, la nature de la démocratie libérale lui paraît résider dans la force corrosive des droits fondamentaux et la désincorporation du politique. Plus précisément, Lefort entend combattre l’interprétation qui réduit les droits de l’homme aux seuls droits d’individus préoccupés de leur seul intérêt personnel. Par son impuissance à concevoir les droits de l’homme autrement que comme les droits de l’individu, Marx s’est rendu prisonnier de la version idéologique des droits sans saisir ce qu’ils signifient dans la pratique, quels bouleversements ils représentent dans la vie sociale et comment ils lient nécessairement le sujet à d’autres sujets. Car les droits de l’homme « ne sont pas un voile ». Loin de masquer la dissolution des liens sociaux qui ferait de chacun de nous une « monade », ils attestent et suscitent à la fois un nouveau réseau de rapports entre les hommes. Ainsi en est-il de la liberté d’opinion, laquelle est bien « une liberté de rapports, une liberté de communication » qui montre que « c’est le droit de l’homme, un de ses droits les plus précieux, de sortir de lui- même et de se lier aux autres par la parole, l’écriture, la pensée. Mieux, il fait entendre que 7 Comme en témoigne la critique acerbe développée contre l’idée même de droits de l’homme par Michel Villey dans Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983. 8 Serge Audier, Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006. 9 Claude Lefort, “Droits de l’homme et politique”, Libre, n°7, 1980. Reproduit dans L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 45-84. 4 l’homme ne saurait être légitimement assigné aux limites de son monde privé, qu’il a de droit une parole, une pensée publiques »10. La conviction de Lefort est donc que nous ne pouvons apprécier le développement de la démocratie qu’à la condition de reconnaître dans l’institution des droits de l’homme les signes de l’émergence d’un nouveau type d’espace public. La Révolution a modifié en profondeur les rapports entre le pouvoir et le droit dans la mesure où ce dernier constitue désormais un foyer de légitimité distinct et immaîtrisable. C’est cette « désintrication » du droit et du pouvoir qui donne aux luttes pour les droits – qu’il s’agisse de celles du combat des femmes, de celui des homosexuels, des luttes des ouvriers, de celles des associations de défense des immigrés etc. – leur caractère éminemment politique. Nouvelles critiques du primat des droits de l’homme Pour autant, ce nouveau primat donné aux droits de l’homme suscite, depuis une trentaine d’années, de sérieuses résistances dans le champ de la pensée politique11. À cet égard, la publication de la Théorie de la justice semble avoir donné un nouveau souffle non seulement à la conception libérale des droits, mais aussi à ses principaux opposants. Bien sûr, rares sont les auteurs qui, à l’instar d’Alasdair MacIntyre, considèrent les droits de l’homme comme de simples « fictions » dont l’existence ne pourrait être davantage établie que celle des « sorcières » ou des « licornes »12. uploads/S4/ droit-de-l-x27-homme-et-politique-justine-lacroix.pdf
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- Publié le Mar 12, 2021
- Catégorie Law / Droit
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