"DROITS-DE-L'HOMMISME" ET DROIT INTERNATIONAL* Alain PELLET Professeur à l'Univ
"DROITS-DE-L'HOMMISME" ET DROIT INTERNATIONAL* Alain PELLET Professeur à l'Université de Paris X – Nanterre Membre de la Commission du droit international "Droits-de-l'hommisme"... L'expression, j'en conviens, fait problème. J'en veux pour preuve l'agitation qui s'est emparée de certains membres de la Commission du droit international et la perplexité des interprètes, qui, pourtant, en ont entendu d'autres, lorsque l'annonce de cette conférence a été faite devant la Commission du droit international. Mais on dit que Frédéric Dard a inventé pas moins de 20 000 néologismes. On peut bien m'en pardonner un même si je n'ai pas l'outrecuidance de me comparer au père du célèbre San Antonio ! Mais qu'est-ce que ce déjà presque fameux "droits de l'hommisme" ? Bien que je ne sois pas sûr de pouvoir revendiquer la paternité exclusive de l'expression, je l'ai utilisée pour la première fois je crois sous une forme publiée lors d'un colloque organisé en 1989 par Hubert Thierry et Emmanuel Decaux à l'Arche de la Fraternité1. Dans mon esprit, c'était assez neutre ; il s'agissait seulement de qualifier l'état d'esprit des militants des droits de l'homme, pour lesquels je nourris la plus grande admiration tout en mettant en garde contre la confusion des genres : le droit d'une part, l'idéologie des droits de l'homme de l'autre. Depuis lors, l'expression a connu une certaine fortune, même si, cherchant sur Internet, je n'ai trouvé, sur Lexis qu'une seule entrée pour l'expression "human rightism". Elle renvoie à la critique d'un livre consacré à la Tunisie et définit le droits-de-l'hommisme comme "a peculiar manifestation of the moralistic strain in politics"2. Elle a acquis en outre une nuance sans doute péjorative qui n'entrait pas dans mes intentions initiales. J'en veux pour preuve cette réaction de l'un des membres éminents du Comité des droits de l'homme, rencontré la semaine dernière à un cocktail, qui m'a abordé en me disant : "j'ai reçu une invitation pour assister à votre conférence ; mais je n'irai pas" - "Ah ? pourquoi ?" - "Parce que je pense que, vu le titre de votre présentation, vous allez dire du mal des droits de l'homme !" Je ne vais évidemment pas en dire du mal - d'ailleurs, comme l'a écrit * Le présent article reproduit l'essentiel du texte d'une conférence prononcée à Genève (Nations Unies) dans le cadre des Conférences Gilberto Amado, le 18 juillet 2000. 1 Alain Pellet, "La mise en œuvre des normes relatives aux droits de l'homme" in CEDIN (H. Thierry et E. Decaux, dirs.), Droit international et droits de l'homme - La pratique juridique française dans le domaine de la protection internationale des droits de l'homme, Montchrestien, Paris, 1990, p. 126. Je reprends, ci-après, certains éléments de cette communication qui me paraît toujours globalement exacte. 2 Andrew Boroviec, critique de l'ouvrage de Roger Kaplan, Tunisia : a Case for Realism, Washington Times, Nov. 22, 1998, Part B, Books ; p. B7 (http ://web.lexis-nexis.commission/ln.uni). Droits fondamentaux, n° 1, juillet - décembre 2001 www.droits-fondamentaux.org 168 Alain PELLET Michel Villey, "les droits de l'homme n'ont plus que des amis"3 - mais ce genre de réactions me renforce dans ma conviction selon laquelle les "droits-de-l'hommistes", qu'il s'agisse de militants ou de spécialistes des droits de l'homme, ont des tas de qualités, mais pas celle d'être particulièrement ouverts au dialogue - ce qui ne laisse pas d'être paradoxal (ou inquiétant) étant donnée la cause qu'ils défendent et qui mérite mieux. Autre anecdote, mais qui nous rapprochera de notre définition. Dans un autre cocktail (c'est une activité très répandue à Genève même si je m'y livre peu !...), j'ai rencontré un collègue, le professeur Ted Meron, qui, s'excusant de ne pouvoir être avec nous aujourd'hui, ajoute : "Je pense que tu vas aborder la question des réserves aux traités [je vais le faire brièvement, en effet] mais, sur ce point, tu ne peux me classer parmi les droits-de-l'hommistes. Dans mon rapport au Conseil de l'Europe4, je ne remets pas en cause le droit applicable aux réserves aux traités, je dis seulement que les règles en vigueur posent des problèmes en matière de droits de l'homme". Voilà, me semble-t-il une attitude typiquement droits-de-l'hommiste : elle consiste à penser que les règles du droit international général sont excellentes mais totalement inadaptées à cette branche du droit - que dis-je, cette branche du droit ? cette discipline à part entière, que serait la protection des droits de l'homme - alors même que, à mon avis, les problèmes posés par les réserves en matière de droits de l'homme sont, certes, réels (en tout cas, ils ont été rendus tels), mais ni plus, ni moins que dans d'autres domaines du droit international, en particulier en matière de protection de l'environnement et que cette particularité tient moins à l'objet des traités de droits de l'homme qu'à l'existence d'organes de contrôle, plus répandue que dans d'autres domaines. Alors disons que l'on peut définir le droits-de-l'hommisme comme cette "posture" qui consiste à vouloir à toute force conférer une autonomie (qu'elle n'a pas à mon avis) à une "discipline" (qui n'existe pas en tant que telle à mon avis) : la protection des droits de l'homme. Voici exposées du même coup et la définition du droits-de-l'hommisme et la thèse même que je vais brièvement soutenir. On peut, à vrai dire, avoir du droits-de-l'hommisme une définition plus extensive et y inclure le militantisme en matière de droits de l'homme - on dirait en franglais l'activisme des droits de l'homme. Dans la mesure où l'expression droits-de-l'hommisme a acquis une connotation péjorative, je ne crois pas que ce soit approprié : les militants des droits de l'homme "annoncent la couleur" ; ils se battent pour une cause (que je crois profondément juste) et il est légitime qu'ils polarisent leurs efforts sur leur objectif, celui d'un monde où triompheront les droits de l'homme - comme les écologistes se mobilisent exclusivement (trop, parfois) contre la pollution ou les anti-nucléaires contre l'arme atomique. Encore que... Même ici, il faut savoir raison garder. Les O.N.G. d'opinion et de solidarité internationale sont, assurément, des "contre-pouvoirs positifs" à l'arbitraire des États ou à la domination "mondialisante" des pouvoirs économiques transnationaux. Pourtant, malgré les respect que l'on peut avoir pour beaucoup d'entre elles et l'admiration que suscitent les hommes et les femmes qui s'y dévouent, il est douteux qu'elles constituent 3 Le droit et les droits de l'homme, PUF, Paris, 1983, p. 17. 4 "Les implications de la Convention européenne sur le développement du droit international public", rapport pour la 19ème réunion du CADHI (Berlin, 13 et 14 mars 2000), CADHI (2000) 11, Annexe III. Droits fondamentaux, n° 1, juillet - décembre 2001 www.droits-fondamentaux.org "Droits-de-l'hommisme" et Droit international 169 une alternative véritable à l'internationalisation. Autant, en effet, elles ont la plus grande utilité en tant que contrepoids, comme instruments de pression et d'alerte, autant elles pourraient être, elles aussi, potentiellement dangereuses si des pouvoirs excessifs leur étaient reconnus ; les buts qu'elles poursuivent sont, en général, éminemment respectables en soi ; mais de deux choses l'une : ou bien ils sont spécialisés et, pour importants qu'ils soient - la cause des femmes, des enfants, des pauvres, de l'environnement, des droits de l'homme... - ils ne suffisent pas à tenir lieu de politique, de projet global pour la "cité du monde" ; ou bien c'est le cas, et il s'agit pour elles de remplacer les États et l'on risque alors de tomber de Charybde en Scylla, la bonne conscience d'une juste cause risquant de les conduire à encore plus d'intolérance que n'en montrent les pouvoirs politiques existants. La mondialisation du "politically correct" m'effraie ! Et, autant je pense que la protection internationale des droits de l'homme est une excellente cause et, pour ce qui nous intéresse plus spécialement ici, un élément essentiel du droit international contemporain, autant je considère que le militantisme droits-de- l'hommiste n'a pas sa place dans la doctrine internationaliste. Pour être honnête, je dois dire d'ailleurs que la très grande majorité des internationalistes reconnus échappent, globalement, à ce travers, y compris ceux qui, à juste titre, s'emploient à faire reconnaître aux droits de l'homme leur juste place dans le droit international contemporain : éminente, mais pas exclusive. Je taquine souvent certains de mes collègues à la C.D.I. pour leur "droits-de-l'hommisme", surtout John Dugard ou Bruno Simma ; mais je leur reconnais, à l'un et à l'autre - et à d'autres, comme Louis Henkin, autre membre du Comité des droits de l'homme ou Rosalyn Higgins, juge à la C.I.J., et bien d'autres - je leur reconnais disais-je, deux qualités formidables : la rigueur technique alliée à une évidente générosité. Il reste que même ces excellents connaisseurs du droit international laissent parfois leur générosité prendre le pas sur la technique juridique qu'ils maîtrisent par ailleurs si bien. Sans devoir être classés parmi les droits-de-l'hommistes, au sens péjoratif de l'expression, ils se laissent parfois aller à ce que j'appellerais des "dérives droits-de-l'hommistes" et succombent de temps en temps à la tentation, donnant ainsi raison à la formule célèbre de John Humphrey, qui s'y connaissait en matière de droits uploads/S4/ droits-de-lhommisme-et-droit-international.pdf
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- Publié le Jan 03, 2023
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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