51 La réclamation en droit constitutionnel Julien JEANNENEY, Professeur de droi
51 La réclamation en droit constitutionnel Julien JEANNENEY, Professeur de droit public, Université de Strasbourg La réclamation n’a jamais pleinement trouvé sa place dans le constitu- tionnalisme français. Elle s’y camoufle. Ses concrétisations émaillent l’histoire constitutionnelle, mais elles sont rarement désignées par ce mot. Cahiers de doléances, pétitions et manifestations, demandes et recours, conversations avec son représentant : tous ces phénomènes appartiennent à divers degrés à l’imagi- naire de la réclamation, sans que l’on puisse toujours distinguer avec précision ce qui en relève de ce qui n’en relève pas. Pourtant, la communauté de propriétés attachées à ces phénomènes et les questions qu’ils soulèvent du point de vue des théories de la souveraineté et de la représentation justifient qu’ils soient étudiés de concert. À cette fin, il s’agit de se donner un concept de réclamation – en l’absence d’autre concept permettant de rendre compte, dans de bonnes condi- tions, des phénomènes ici analysés – avant de pouvoir l’utiliser. À titre liminaire, la réclamation peut être présentée comme le moyen par lequel, en dehors des élections, un ou plusieurs citoyens cherchent à influencer, au soutien de leurs prétentions, le contenu de normes générales et impersonnelles produites par les représentants de la Nation. Dès que l’on souhaite aller plus loin, cependant, une difficulté émerge. La réclamation est restée le parent pauvre de la doctrine de droit constitutionnel. Aucune monographie ne lui a jusqu’alors été consacrée. Il n’existe donc pas d’objet « réclamation » clairement identifié par la doctrine et les titulaires de fonctions organiques, dont il suffirait d’étudier le régime juridique en droit constitutionnel. L’observation étonne d’autant plus que la réclamation constitue un objet d’analyse pertinent pour le constitutionnaliste, à plusieurs égards. Tout d’abord, des normes constitutionnelles instituent et régulent des récla- mations, ou se les réapproprient en les encadrant. Certaines de ces réclamations sont constitutionnelles par leur origine – elles sont exprimées conformément à une habilitation constitutionnelle –, ou par leurs effets – elles influencent la production normative dont le cadre est établi par la Constitution. Révélatrices sont ainsi les normes encadrant les manifestations de rue, les pétitions, les réclama- tions électorales ou réclamations devant des autorités inspirées par l’ombudsman, in D. Rousseau (dir.), Réclamer en démocratie, Mare & Martin, 2019, p. 51-117 52 qu’elles soient formellement constitutionnelles, ou qu’elles le soient a minima matériellement. D’autres réclamations paraissent extra-juridiques, au sens où leur formulation serait possible en dehors de toute norme les autorisant – les prises de position publiques ne se réduisent, par exemple, pas aux normes qui instituent une liberté d’expression. Ensuite, des normes juridiques sont à l’origine de réclamations. Par la struc- turation de la réalité à laquelle elles procèdent, les règles de droit créent des insatisfactions propres à faire naître des réclamations. Une nouvelle loi affecte certains individus. Ces derniers s’estiment lésés dans leurs droits. Ils réclament. En outre, des normes juridiques sont les conséquences de réclamations. Nombre de constitutions semblent ainsi avoir pour point de départ des préten- tions assimilées à des réclamations. On trouve ainsi souvent des réclamations, à titre originaire, à l’articulation entre deux régimes, porteuses d’une critique de l’ordre finissant et des espoirs qui président à l’institution de son successeur. La réclamation est alors une force, elle revêt une dimension dynamique : elle meut les institutions, rompt les habitudes et conduit à l’instauration d’un nouvel ordre, dans un mouvement auquel nos représentations positivistes contempo- raines – qui tendent à ramener la norme à la volonté qui a présidé à la formulation de l’énoncé qui en est le support –, attribuent volontiers le statut de point de départ. Ainsi, les manifestations de rue – davantage que les pétitions dans l’his- toire constitutionnelle française contemporaine – peuvent avoir différents effets sur des normes juridiques infraconstitutionnelles : la formation d’un nouveau gouvernement après le 6 février 1934, lorsque l’ancien président de la République Gaston Doumergue succède à Edouard Daladier à la présidence du Conseil ; le retrait d’un projet de loi, si l’on pense au projet Savary pendant l’été 1984 ou au projet Devaquet en décembre 1986 ; la neutralisation d’une promulgation, dans le cas du « contrat premier embauche » au printemps 2006. La même remarque peut être faite ailleurs. Aux États-Unis, la manifestation qui a réuni plus de 250 000 personnes à Washington, D.C. pour demander au Congrès d’adopter une législation sur les droits civiques le 28 août 1963 est souvent interprétée comme ayant eu un effet sur l’adoption du Civil Rights Act de 1964 prohibant la discrimination à l’embauche. Plus généralement, la réclamation peut être mise en danger, ou révélatrice du danger qui emporte certains régimes. Nombre de réclamations peuvent égale- ment être liées rétrospectivement aux prémisses de la chute d’un régime et de la disparition des normes constitutionnelles qui en sont le support : cahiers de doléances en 1789, réactions populaires aux ordonnances de Saint-Cloud suspen- dant la liberté de la presse en juillet 1830, campagne des banquets en juin 1848. Les systèmes constitutionnels n’arrivent jamais à canaliser toutes les formes de réclamations. Or, celles qui leur sont extérieures, qui les menacent, et qui, pour certaines, finissent par être fondatrices d’un nouveau système – non sans être parfois sorties, à titre temporaire, de toute juridicité –, les placent face au double défi de leur survie et de leur adaptation. in D. Rousseau (dir.), Réclamer en démocratie, Mare & Martin, 2019, p. 51-117 53 La réclamation est un phénomène complexe. Elle est conçue différemment par le citoyen et par le juriste, même si ces qualités tendent à se mêler chez le second. Pour le citoyen, la réclamation est un instrument dont il est possible de resti- tuer, en amont, le contexte et l’objectif vers lequel elle a été formulée, puis, en aval, les raisons pour lesquelles son destinataire l’accueille ou non favorablement. Du point de vue de son émetteur, la certitude de la vanité d’une réclamation la prive largement d’intérêt. À l’inverse, l’espoir que la réclamation emporte la conviction de son destinataire suffit souvent à la rendre attirante. Pour l’observateur extérieur à la relation1 qui unit le réclamant et le destina- taire de la réclamation, cette dernière est à la fois symptomatique et thérapeutique. Elle porte témoignage de la perception subjective d’un intérêt froissé, sur laquelle elle concentre l’attention. Elle exprime également une volonté de déclencher un processus correctif, de rétablir un équilibre perdu ou d’établir un équilibre nouveau. En somme, elle révèle l’imperfection même que son auteur entend corriger. Il ne s’agit alors que d’une possibilité : l’instauration d’une procédure par laquelle s’exprime la réclamation ne suffit pas à garantir son effectivité – que des réclamants s’en saisissent – ou son efficacité – que les réclamations remplissent les objectifs que leur attribuent leurs auteurs. Pour le juriste en particulier, la réclamation correspond avant tout à un phénomène auquel des conséquences sont attachées par des normes juridiques, conformément à un horizon d’attente au moins partiellement partagé entre l’émetteur et les destinataires de la réclamation. Or, les réclamations entre- tiennent une relation ambivalente avec les règles de droit qui les fondent et qui en encadrent l’exercice. De prime abord, la réclamation peut être conçue comme juridiquement constituée par les normes qui l’encadrent. Ainsi conçu, le mot « réclamation » ne désigne pas un phénomène extra-juridique que le droit prétend embrasser, mais un phénomène juridique futur, une voie de droit, qui existe dans le droit, grâce à lui, sur le fondement d’une habilitation. En droit constitutionnel, plusieurs types de réclamations se rattachent volontiers à cette conception, parce qu’il est difficile de les concevoir sans institution juridique – que l’on pense à l’initiative populaire, à la question prioritaire de constitutionnalité ou à l’action en recon- naissance de droits. Dans le même temps, la réclamation s’apparente à l’un des rares phénomènes que l’on imaginerait éclore dans une société sans règles de droit, ce qui fait d’elle, dans les représentations collectives, un acte extra-juridique autant qu’un acte juri- diquement pertinent2. Il est possible de penser certaines réclamations comme des phénomènes extra-juridiques. Mais leur encadrement juridique est si ancien qu’ils sont traditionnellement conçus comme juridiques – à l’instar des pétitions 1. V. dans cet ouvrage M. CHRISTELLE, « Réclamer à cor et à cri : liaisons et déliaisons dans la relation de l’individu à l’ordre juridique ». 2. V. dans cet ouvrage B.-L. COMBRADE, « Réclamer sous la V e République ». in D. Rousseau (dir.), Réclamer en démocratie, Mare & Martin, 2019, p. 51-117 54 en France depuis 1791. La réclamation est alors conçue comme un fait que le droit recueille en organisant certaines procédures – afin qu’en soient contrôlés les effets juridiques, sinon la portée politique. Une analyse de la réclamation permet de renouveler les compréhensions tradi- tionnelles de la souveraineté et de la représentation qui structurent la culture constitutionnelle française. Cette dernière est marquée, depuis 1789, par le dogme du caractère fondateur, pour l’ordre juridique, de la souveraineté de la commu- nauté des citoyens. Or, la réclamation ne s’insère pas sans difficulté dans la théorie française de la souveraineté. La Déclaration de 1789 proclame que « le principe uploads/S4/ jeanneney-la-re-clamation-en-droit-constitutionnel-site 1 .pdf
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- Publié le Oct 26, 2022
- Catégorie Law / Droit
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