JUSTICE - Les institutions Article écrit par Loïc CADIET Prise de vue Il était

JUSTICE - Les institutions Article écrit par Loïc CADIET Prise de vue Il était une fois l'injustice... Ainsi faudrait-il commencer par présenter la justice, car c'est par son contraire que la justice se laisse d'abord saisir. Serments trahis, partages iniques, punitions injustifiées tissent dès l'enfance ce sentiment d'injustice que ressent l'homme adulte au spectacle quotidien des injures et des inégalités qui enlaidissent la société des hommes. C'est sur ce terreau que naît pourtant le sens de la justice. L'indignation pourrait certes engendrer la vengeance et le mal répondre au mal, la souffrance à la souffrance. Mais l'indignation est d'abord appel à l'aide, espoir d'une parole, parole consolatrice peut-être, parole réparatrice surtout, cette parole qui fait advenir le sujet et qui est seule susceptible de redonner à chacun le sien, à chacun son bien, à chacun le Bien (suum cuique tribuere, selon la formule du jurisconsute romain Ulpien recueillie par le Digeste, D. 1,1,10). La violence ne vient qu'après, dans le silence ou le déni de justice. La grande conquête de l'humanité est dans cette substitution de la justice à la vengeance, du Bien au Mal. Ainsi que l'écrit Paul Ricœur, « au court-circuit de la vengeance, la justice substitue la mise à distance des protagonistes ». La justice suppose un conflit et un tiers pour départager les intérêts qui se heurtent. La justice est dans cette « médiation » du tiers, réputé impartial, situé à juste distance des protagonistes et qui crée la juste distance entre les protagonistes. Le triangle est le symbole de la justice, si trois (2 + 1) est le chiffre du procès. Le reste n'est que littérature, histoire du droit et droit comparé dont cette étude ne donnera qu'un aperçu. Disons simplement que la manière dont la justice est rendue n'est pas partout la même et ne se présente pas toujours de la même façon dans le temps. La parole départageante du tiers, qui peut être multiple (la justice est collégiale aussi bien qu'à juge unique), est tantôt parole qui compose, tantôt parole qui tranche, phénomène de conciliation ou phénomène d'autorité. Le tiers qui départage est parfois un tiers qui fait profession de juger (magistrats de carrière), parfois un tiers requis de juger dans un cas particulier (arbitre) ou pour un temps déterminé, plus ou moins long (juges consulaires, jurés d'assises). Protéiforme est également le litige qui appelle jugement, conflit opposant des intérêts privés entre eux (c'est le champ de la justice civile) ou les opposant à la puissance publique, soit à l'initiative de cette dernière (ainsi va la justice pénale), soit à l'initiative du justiciable (d'où naît le contentieux dit administratif). Ajoutons surtout qu'il y a parfois loin de l'idéal à la réalité, de la justice annoncée, comme la Bonne Nouvelle, à la justice prononcée. Par principe, la justice apparaît ainsi, indissociablement, dans sa double dimension éthique et juridique, morale et légale, justice au grand J, justice au petit j. Élément fondamental du pacte social, elle se révèle sans doute à travers les juges et les tribunaux, les justiciables et leurs avocats, les demandes et les jugements, ce que l'on nomme l'institution judiciaire. Mais on aurait tort de n'y voir que cette architecture juridictionnelle et cette mécanique processuelle. Le service public de la justice n'a de sens qu'au service de la Justice qui est d'abord « une idée et une chaleur de l'âme », selon la belle expression de Camus. Et le juriste Gérard Cornu d'ajouter : « Ce qui est positivement juste », c'est-à-dire « ce à quoi chacun peut légitimement prétendre (en vertu du droit) », doit tendre vers « ce qui est idéalement juste », c'est-à-dire « ce qui est conforme aux exigences de l'équité et de la raison ». Quand raison dort, justice est mal gardée, dit le proverbe. À trop séparer ces deux sens de la justice, on court un double risque. Celui, d'abord, de ne plus voir dans l'administration de la justice qu'une administration comme une autre, sommée, au nom de la concurrence, de répondre à des exigences d'efficacité et de rentabilité, bref un objet de marché comme un autre. Celui, aussi, de réduire la justice à une vertu personnelle, une pratique solitaire, bref à une simple question d'éthique individuelle. L'implosion de la société est au bout de ce délitement du lien social. Ce risque est loin d'être théorique. La crise de la justice dont on parle tant n'en est-elle pas la traduction, en France comme ailleurs, crise du sens avant que d'être insuffisance de moyens ? Bien qu'il soit fondamentalement injuste d'imputer à la justice une situation dont elle n'est pas responsable (ce n'est pas la justice qui crée le contentieux), l'avenir n'est sans doute plus au « tout judiciaire ». Les voies amiables de solution des conflits (Alternative Dispute Resolution, dans la terminologie anglo-saxonne, cf. MÉDIATION) sont explorées et développées. L'hymne aux modes alternatifs de règlement des conflits qu'on entonne à droite comme à gauche se nourrit très aisément dès dysfonctionnements, réels ou supposés, de l'institution judiciaire. De la justice ainsi conçue, doivent être présentées les fondations et l'architecture qui lui donnent corps, les tensions et les tendances qui l'animent. I- Fondations Dans les États modernes, la justice est un service public ; elle est donc mise en œuvre, en principe, par des juges qui ont reçu le pouvoir de juger du souverain et qui l'exercent en conformité avec la loi. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les sociétés primitives d'hier et d'aujourd'hui, le respect du droit est secondaire ; l'administration de la justice (comme on le dit d'un médicament) est prise en main par ceux qui se jugent lésés, et la société se borne à exercer un certain contrôle sur des réactions qui risquent d'être plus passionnelles que raisonnables, c'est-à-dire justes. Dès qu'il s'affirme, le prince apparaît dès lors comme un justicier : c'est là sa première fonction dans des sociétés où le problème fondamental est de faire régner la paix, ce qui suppose de faire accepter l'ordre. On conçoit au surplus fort bien que le souverain ne soit pas, par essence, un législateur. Le droit peut être regardé comme un dépôt sacré dont il est le serviteur et qu'il n'est pas habilité à modifier : c'est la conception de l'Islam et, même dans l'ancien droit français, le droit pour les rois de changer de Droit, de prendre des édits et des ordonnances contraires aux coutumes et usages, n'a été admis qu'avec beaucoup de réserves. En Grande-Bretagne, il demeure encore aujourd'hui des traces visibles de cet état d'esprit ancien : les lois ne sont toujours pas regardées comme le seul mode normal d'expression du droit. Conquête du pouvoir et conquête du droit ont donc eu partie liée, et la conquête de la justice a été un des instruments de cette alliance en faisant du pouvoir de juger un des attributs de la puissance étatique. Le problème est alors de savoir comment cet attribut s'articule aux autres fonctions étatiques, celle de faire les lois (pouvoir législatif), celle surtout de les exécuter (pouvoir exécutif) : juger, n'est-ce pas appliquer la loi ? C'est toute la question de la place du « pouvoir » judiciaire qui est ainsi posée. La France lui a donné une réponse particulière à travers ce que l'on appelle la conception française de la séparation des pouvoirs, que traduit le principe du dualisme juridictionnel. La question du pouvoir judiciaire Le principe de séparation des pouvoirs, affirmé à la suite plus ou moins fidèle de Montesquieu par la science politique du XIXe siècle, reconnaissait l'existence de trois pouvoirs, dont l'équilibre était nécessaire pour assurer un bon gouvernement. À côté du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, les tribunaux étaient appelés à participer au « gouvernement » de la nation ; ils constituaient ce que l'on appelait le « pouvoir judiciaire ». La place éminente que Montesquieu a assignée aux tribunaux dans l'organisation des pouvoirs publics s'expliquait par les circonstances de l'époque. Le rôle joué dans la France de l'Ancien Régime par les parlements, et plus encore celui qu'ils avaient l'ambition de jouer, expliquent que Montesquieu, lui-même conseiller au parlement de Bordeaux, ait pu considérer qu'il existait, qu'il dût exister un « pouvoir judiciaire ». Cette manière de voir était d'autant plus naturelle que le droit français n'était alors pas codifié ; la loi ne jouait pas le rôle primordial qu'elle a reçu depuis ; c'est aux juges que, dans une très large mesure, il appartenait de créer le droit. Enfin, les magistrats, titulaires d'offices de judicature qui apparaissaient comme leur propriété personnelle, constituaient un corps entièrement distinct des commis et autres agents de l'administration ; il paraissait naturel, sinon légitime, de reconnaître l'autonomie de ce corps, qui affirmait son indépendance, et d'y voir un véritable pouvoir, distinct du législatif et de l'exécutif. L'évolution qui s'est produite à partir de la Révolution française a conduit à réviser ces conceptions. La codification napoléonienne a fait prévaloir l'idée que la source normale du droit était la loi ; elle nous a habitués à voir dans le uploads/S4/ justice-les-institutions.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Mar 13, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1252MB