1 L'eschatologie ou la responsabilité du temps présent. Sur le messianisme d'Em
1 L'eschatologie ou la responsabilité du temps présent. Sur le messianisme d'Emmanuel Levinas. Par Lucie Doublet in Game over ? Reconsidering eschatology, C.Chalamet, A. Dettwiler, M. Mazocco, G. Waterlot (Eds), Berlin, De Guyter, 2017, pp. 149-160. L'eschatologie, bien qu'étant discours sur la fin des temps, n'est pas sans influence sur la manière dont nous percevons notre présent, et donc sur la manière dont nous agissons dès aujourd'hui dans le monde. Elle est donc intimement liée à un second discours : celui de l'éthique, qui prend pour objet nos actes et leur légitimité. Or, ce lien est essentiellement problématique. Kant, déjà, relève son ambiguïté dans la Religion dans les limites de la simple raison. Le Salut représente une hypothèse moralement nécessaire. Cependant, c'est aussi à partir de celle-ci qu' apparaît le risque d'une fausse religion. En effet, selon Kant, il convient d'agir pour se rendre digne du Salut, mais non pour, ou en vue de, celui-ci. Dans ce second cas, la perspective eschatologique maintient notre intention dans l'égoïsme, quand bien même notre acte serait extérieurement conforme à la loi morale. Elle ruine alors la possibilité même de toute action véritablement morale. Levinas, quant à lui, n'a pas de mots suffisamment sévères pour critiquer les discours eschatologiques : « Le rêve messianique, et même le simple rêve de justice où peut se complaire la niaiserie humaine, promet des réveils pénibles » 1 . L'eschatologique est ici assimilé à l'utopique au sens péjoratif du terme, celui de rêve, voire de chimère. Et la critique est facile : si l'on attend d'un futur hypothétique 1 Emmanuel LEVINAS, « Textes messianiques », in Difficile liberté, le Livre de poche, 2010, p 141. 2 qu'il nous apporte la justice, au lieu d’œuvrer pour la faire advenir ici et maintenant, il y a de grandes chances que nous nous trouvions déçus. Mais le différend est en réalité plus profond. Levinas cherche à penser l'éthique comme responsabilité infinie, responsabilité de chacun à l'égard de tous, qui s'imposerait chaque instant, entière et incessible. Il affirme de cette responsabilité qu' « elle m’oblige comme irremplaçable et unique. Comme élu »2. La responsabilité du Bien m'incombe entièrement, sans que je puisse m'en remettre à un autre, un mieux placé, une institution, ni même à aucun Messie quel qu'il soit. En ce sens, attendre le Messie, ce serait vouloir se décharger du poids de l'éthique. Poids qui fait, certes, tout le pathétique de l'existence, mais aussi toute son humanité. En effet, chez Levinas la subjectivité est de part en part constituée par cette assignation à la responsabilité : « Être Moi signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l'édifice de la création reposait sur mes épaules »3. Attendre d'un Messie qu'il me relève de ma responsabilité éthique, c'est donc commettre non seulement une faute à l'égard des autres qui ont besoin de mon aide urgemment, mais aussi une faute à l'égard de moi-même : c'est vivre en deçà de ce que mon humanité exige. Une telle conception de l'éthique semble alors incompatible avec toute eschatologie messianique. C'est pourquoi la première partie de cet exposé envisagera les réticences de Levinas à l'égard de certaines formes que peut prendre cette dernière. Cependant, la pensée de Levinas est particulièrement intéressante en ce qu'elle ne s'en tient pas non plus à cette stricte exclusion entre temps messianique et temps de la responsabilité. Et Levinas affirme également : « On n'a encore rien dit du Messie, si on se le représente comme une personne qui vient mettre miraculeusement fin aux violences qui régissent ce monde, à l'injustice et aux contradictions qui déchirent l'humanité »4. Que faut-il alors dire du Messie ? Dans un second temps, il s'agira de se demander à quelles conditions le discours eschatologique devient compatible avec, voire nécessaire à, l'inconditionnel de la 2 LEVINAS, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, p. 118. 3 LEVINAS, Humanisme de l'autre homme, Fontfroide Le haut, Fata Morgana, 1972, p 50. 4 « Textes messianiques », op. cit., p 95. 3 responsabilité. * Tout d'abord, Levinas renvoie dos à dos deux figures du messianisme : une première qu'il qualifie d'« orthodoxe», ainsi que la conception sécularisée du messianisme que développent les philosophies de l'histoire. Ces deux discours génèrent deux types d'attentes, que sont la passivité et l'impatience. Or, elles ne répondent ni l'une, ni l'autre, à l'infini de la responsabilité. Le messianisme orthodoxe ou la passivité : Le « messianisme orthodoxe » consiste à se représenter le Messie comme une personne dont la venue, ou la revenue dans le monde ouvrira une nouvelle ère, celle du Royaume, au sein duquel justice sera rendue. Levinas dénonce alors « la stérile passivité de la piété dite orthodoxe qui prône un Messie miraculeux, mais paralyse les efforts qu'exigent nos malheurs et notre indignité »5. En effet, en projetant l'accomplissement de la justice dans un après l'histoire, dans un avenir toujours indéterminé, ce genre de piété risque de relativiser l'exigence éthique. A une responsabilité infinie, le présent s'impose comme une urgence et comme une impossibilité de se dérober. Au contraire l’espérance eschatologique maintient l'humanité dans l'attente d'une réalisation future, reportant toujours la difficile tâche d’œuvrer pour l'absolu. En ce sens, Bruce Bégout6 distingue l' « eschatologie » de la « téléologie ». Cette dernière accorde une valeur au présent, comme moment d'un procès auxquels les vivants peuvent œuvrer depuis leur immanence. Au contraire, l'eschatologie dénie toute signification à l'histoire, puisque son terme se produit comme rupture du temps humain par un événement qui lui est radicalement étranger. Sont en jeu deux conceptions de la temporalité. La responsabilité suppose une continuité du temps : pour œuvrer à la justice et que cette œuvre ait un sens, il 5 Emmanuel LEVINAS, « Le sens de l'histoire », in Difficile Liberté, op. cit., p 340. 6Bruce BEGOUT, « Eschatologie et téléologie », in Penser l'histoire, Éditions de l’Éclat, 2011. 4 faut que le temps de la justice ne soit pas coupé de mon présent. Or, c'est cette coupure qu'introduit la distinction entre temps historique et temps messianique. La justice n'étant pas en son pouvoir, l'humanité ne saurait que l'attendre, d'une attente conçue comme passivité pure. A moins que cette passivité ne se double tout de même de quelques efforts de justice. Cependant, ceux-ci ne peuvent qu'être très relatifs, et davantage destinés à assurer la bonne conscience ou le salut individuel, plutôt que le règne d'une justice universelle déclarée d'emblée hors d'atteinte. Et Levinas de se moquer : « Rien de plus hypocrite que le prophétisme messianique du bourgeois installé »7. A ce type d'attente et de piété, Levinas oppose la nécessité de construire dès aujourd'hui un monde juste : « L'homme doit bâtir l'univers : on bâtit l'univers par le travail et par l'étude. Tout le reste est distraction »8. Cette première critique du messianisme est abordée par Levinas de manière plus complexe dans une de ses lectures talmudiques. Le traité Synhedrin (99a) rend compte des opinions contradictoires de deux rabbins à propos de la nature de temps messianique ; celle du Rabbi Yochanan, d'abord : « Rabbi Chiya ben Abba a dit, au nom de Rabbi Yochanan : « Tous les prophètes sans exception n'ont prophétisé que pour l'époque messianique »9. Les promesses prophétiques sont de deux natures : politique et sociale. Rabbi Yochanan affirme que le temps messianique verra disparaître à la fois l'injustice et l'aliénation qu'introduisent dans le monde les puissances politiques, et à la fois l'injustice sociale, l'inégalité des riches et des pauvres, la domination des puissants sur les autres. Cependant, Schmouel n'est pas du même avis : « Entre ce monde-ci et l'époque messianique, il n' y a d'autre différence que la fin du « joug des nations » - de la violence et de l'oppression politique »10. Pour Schmouel, l'époque messianique ne met pas fin à toutes les injustices. Elle libère simplement du mal créé par la violence des États. Cela ne garantit en rien l'humanité contre d'autres formes de mal telles que l'injustice sociale, ou la domination des riches et des puissants. Son opinion s'appuie d'ailleurs sur un 7 « Textes messianiques », op. cit., p 148. 8Emmanuel LEVINAS, « Judaïsme et révolution » in Du sacré au saint, Paris, Minuit, 1977, p 405. 9 « Textes messianiques », op. cit., p 97. 10 Ibid, p 98. 5 verset du Deutéronome (15 ;11) : « Le pauvre ne disparaîtra pas de la terre ». La lecture que Levinas propose de ce passage consiste à réhabiliter l'opinion de Schmouel qui peut sembler, de prime abord, surprenante. Levinas le concède lui- même : « Schmouel annonce-t-il le paradis des capitalistes : plus de guerre, plus de service militaire, plus d'antisémitisme ; mais on ne touche pas au compte en banque et le problème social reste sans solution ? »11. Il y existerait une fatalité du mal social, que même l'époque messianique ne lèverait pas. Évidemment, Levinas le comprend d'une toute autre manière. Le Deutéronome dit aussi : « Qu'il n'y ait pas uploads/S4/ l-x27-eschatologie-ou-la-responsabilite-du-temps-present.pdf
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- Publié le Aoû 26, 2021
- Catégorie Law / Droit
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