CHAPITRE I L ’État « On ne peut pas arriver à une connaissance scientifi que con
CHAPITRE I L ’État « On ne peut pas arriver à une connaissance scientifi que convenable du droit administratif sans prendre appui sur une théorie du droit et de l’État ». R. BONNARD Précis de droit administratif, 3e ÉD., Paris, LGDJ, 1940, p. 21. 2 Traité de droit administratif Les lignes qui suivent vont nécessairement revêtir un aspect un peu « décalé » par rapport aux autres chapitres du présent livre dans la mesure où elles sont de la plume non pas d’un administrativiste, mais d’un constitutionnaliste. De cette circonstance, qui pourrait représenter un inconvénient non négligeable à l’heure de la spécialisa- tion accélérée des savoirs juridiques, peut néanmoins surgir un avantage, celui du regard toujours un peu neuf apporté par le non-spécialiste sur un domaine cultivé par des spécialistes qui pourraient en oublier l’originalité à force de l’avoir labouré. Un tel regard décalé pourrait aussi invoquer la caution de Gaston Jèze, écrivant dans son grand ouvrage : « La séparation du droit constitutionnel et du droit administratif, constamment faite en France, est tout à fait factice. Elle ne répond pas aux faits poli- tiques et sociaux. » (Principes généraux du droit administratif, 3e éd., tome II, Giard, 1930, p. 213, note 1). Certes, aujourd’hui l’enseignement du droit administratif est très séparé de celui du droit constitutionnel. Mais ne devrait-on pas tenter de réduire la distance qui s’est instaurée entre les deux ? D’une certaine manière, ce chapitre entend contribuer à cette opération. La diffi culté est évidemment de savoir comment l’on doit procéder. L ’interro- gation qui a guidé nos brèves réfl exions sur ce thème de l’État apparaît comme rétrospectivement double. On peut se demander d’abord : Que nous enseigne le droit administratif sur l’État ? Mais on peut se poser aussi la question inverse : Que nous enseigne la théorie de l’État sur le droit administratif ? Évidemment, les admi- nistrativistes se préoccupent surtout de la première question, ou plus exactement, ils entendent décrire l’État du point de vue du droit administratif. Le risque d’une telle entreprise est de faire varier la vision de l’État dans chaque discipline. N’a- t-on pas appris depuis quelque temps qu’il existait une conception de l’État selon le droit européen ? Ce qui risque alors d’être perdu de vue dans cette diffraction du concept d’État selon chacune des disciplines du droit public, c’est son unité. C’est pourquoi il faut toujours avoir un peu en vue une certaine théorie de l’État pour conserver à ce concept son unité qui fait son intérêt. Bref, il s’agit de conci- lier le plus possible ces deux exigences contradictoires : tenir compte de la spéci- fi cité du droit administratif quand il est confronté à la question de l’État et rendre justice ici au caractère transversal de l’État qui existe aussi, indépendamment du droit administratif. La lecture ici proposée entend mettre l’accent sur le fait que l’État, vu sous l’angle du droit administratif, se caractérise comme l’État en action. L ’État, qui agit, entre en contact par l’intermédiaire de son Administration avec les individus, les parti- culiers et les groupements. C’est la différence majeure avec le droit constitutionnel qui ne touche pas directement tous les individus puisqu’il concerne essentiellement les rapports entre les gouvernants et les gouvernés, – du moins le droit constitu- tionnel institutionnel, celui qui ne concerne pas les droits et libertés. En revanche, le droit administratif régit et organise l’action de l’État dans la société grâce à cet appareil qu’on appelle l’Administration. Si l’on prend cette action de l’État comme clé de lecture principale du droit administratif, alors le regard que l’on porte sur la discipline est modifi é. Ce n’est pas le contrôle du juge, le contentieux administratif, qui doit se situer au premier plan, mais bien plutôt les modalités d’action de l’État 3 L ’État (c’est-à-dire de l’Administration)1. Cette action peut prendre deux formes très diffé- rentes : la police et le service public. Autrement dit, le droit administratif porte sur l’activité juridique de l’État saisie à travers son bras séculier qui est l’Administration. Un des avantages de prendre pour fi l directeur l’État en action, c’est qu’il oblige à s’interroger sur ses moyens d’agir. C’est ici qu’a lieu la rencontre douloureuse entre le droit et l’économie par l’intermédiaire de la question centrale du fi nancement de l’ac- tion de l’État. On sait aujourd’hui que « même en social-démocratie, les États, endettés, ne peuvent plus assumer seuls leurs missions d’intérêt général »2. Ainsi le droit admi- nistratif est-il frontalement remis en cause par le simple fait que l’État a perdu de plus en plus le monopole d’accomplir les missions d’intérêt général et qu’il est contraint, pour des raisons fi nancières, d’inventer des moyens de « faire faire » par des opéra- teurs relevant du secteur privé au moyen de différentes formes contractuelles3. La mode est de ne plus parler de l’État qui « administre », mais de l’État qui « régule » l’action (sorte d’État postmoderne). Mais si l’État ne s’occupe plus directement de la « chose publique », il perd alors l’essentiel de sa légitimité à agir. Comme ce chapitre voudrait surtout inciter le lecteur à comprendre le droit administratif comme un droit éminemment politique, il ne contient pas tous les thèmes obligés qui fi gurent dans les manuels de droit administratif : la personna- lité juridique de l’État, la décentralisation et la déconcentration, les services minis- tériels et les services déconcentrés de l’État, la production des sources norma- tives du droit administratif (le pouvoir réglementaire notamment) qui concerne au premier chef le Gouvernement. Ainsi, le chapitre sur « Les structures administra- tives » du manuel de René Chapus commence par une section intitulée « l’État » (Droit administratif général, tome I, 15e éd., Montchrestien, 2001, p. 201 s.) et le présent Traité contient des chapitres très précieux sur des thèmes connexes à des questions ici étudiées (par ex, « L ’administration et l’élaboration des normes » : v. infra, Chapitre V, Titre II de cette Partie, et « Les personnes publiques spécia- lisées » : v. infra, Chapitre III, Titre II de cette partie). L ’étude ici menée voudrait d’abord mettre en évidence la progressive disparition de l’objet étatique dans la 1. On doit ici être bref sur les raisons pour lesquelles le droit administratif français, à partir de Lafer- rière, a été bâti à partir du contrôle et non de l’action. V. ici les remarques de P. Gonod (s’appuyant aussi sur les travaux de P. Legendre et J.-J. Gleizal), « La réforme du droit administratif : bref aperçus du système juridique français », in M. Ruffert [dir.], The transformation of administrative law in Europe. La mutation du droit administratif en Europe, Seiller, Munich, 2007, p. 72-73. 2. Entretien avec F. Picard, « Alter Equity », Le Monde du 5 mars 201 1. 3. En réalité, quelle que soit l’ingéniosité des nouveaux agencements ou mécanismes juridiques et finan- ciers (partenariat public privé, par exemple) visant à régler l’action de l’État, le recours à ces diverses tech- niques est non seulement un artifice juridico-comptable permettant de dissimuler l’accroissement de la dette de l’État et les collectivités publiques (« Le partenariat public/privé, un cache dette ? », Le Monde du 28 avril 201 1) mais aussi le fait que la facture finale de la délégation est acquittée, non plus par les contri- buables, mais par les usagers. Ce transfert des contribuables aux usagers a une signification précise : les usagers qui ont le plus besoin des services publics sont les gens modestes et pauvres et donc ce sont eux qui sont les principales victimes de ces mutations du droit administratif. La doctrine contemporaine garde, le plus souvent, un silence pudique sur la question de savoir qui paie l’addition, mais on verra en analysant les écrits de Maurice Hauriou que la doctrine classique était parfaitement consciente des enjeux politiques et sociaux du droit administratif (v. infra, Section 1, § 2, B) 4 Traité de droit administratif science contemporaine du droit administratif et s’interroger sur les raisons et la portée d’un tel phénomène, surprenant à maints égards (1). Un tel constat conduit à proposer, ensuite, un court plaidoyer en faveur d’une reprise en considération de l’État pour la compréhension du droit administratif (2). SECTION 1 RÉFLEXIONS SUR « L’OUBLI DE L’ÉTAT » DANS LA DOCTRINE ADMINISTRATIVISTE CONTEMPORAINE Quand on consulte les nombreux manuels contemporains de droit adminis- tratif, on observe, non sans surprise, qu’il n’y a pas de mise en relation expli- cite entre l’État et le droit administratif. Plus exactement, on a l’impression que l’État n’est pas « théorisé » par la doctrine administrativiste contemporaine. De cet étonnement initial résulte le sens de notre interrogation : Pourquoi cet oubli de l’État alors que celui-ci est au cœur du droit administratif ? Mais cette première question est peut-être naïve et surtout anachronique si l’on ose alors soulever une question bien plus radicale : Si l’État n’est plus, de nos jours, au cœur du droit admi- nistratif, n’est-ce pas parce qu’il n’y aurait plus d’État uploads/S4/ l-x27-etat.pdf
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- Publié le Jan 30, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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