Doctrine 331 Revue Générale du Contentieux Fiscal 2013/5-6 Septembre Décembre —
Doctrine 331 Revue Générale du Contentieux Fiscal 2013/5-6 Septembre Décembre — La capacité contributive en matière fiscale : à la croisée du principe d’égalité et du droit de propriété (1) AMÉLIE LACHAPELLE (2) Introduction « L’idée que l’impôt doit être juste est une idée forte […]. C’est pour le triomphe de cette idée que des ré- volutions politiques ont été faites » (3). Reléguée du- rant des siècles au rang de légende, dont celle de Ro- bin Hood est la plus célèbre, cette idée perça très vite l’imaginaire collectif et fut spontanément associée au principe de capacité contributive. Thomas d’Aquin, déjà, au XIIIe siècle, reliait ce principe à la notion d’impôt « juste » (4). La justice fiscale maté- rielle ne s’épuise toutefois pas dans cet unique prin- cipe qui ne réalise qu’une seule de ses trois dimen- sions, à savoir celle de justice redistributive (5). La justice redistributive « vise, au travers d’une re- distribution des richesses par l’impôt, à réduire les inégalités de revenus » (6). L’impôt moderne est censé poursuivre une telle finalité. Pour ce faire, il doit être « progressif, personnalisé et tenir compte de la faculté contributive du contribuable » (7). Si les deux premiers traits ne font pas de doutes, le troi- sième n’est pas sans faire l’objet d’interrogations en Belgique. Dans un premier temps, seule la dimension formelle de la justice, fiscale ou non, n’avait d’importance aux yeux du juriste positiviste (8). Selon Hans Kelsen, « le droit positif peut présenter n’importe quel contenu sans cesser d’être du droit » (9). Mais le XXe siècle et ses dérives totalitaires rendirent peu à peu cette assertion insoutenable, de telle sorte qu’une justice matérielle fut également recherchée, et cela dans le texte même des Constitutions nationales. C’est ainsi que les Constitutions plus récentes, telles les Constitutions allemande, italienne et espagnole, sont davantage étoffées et présentent, en outre, une dimension so- ciale plus poussée. Mais les atrocités subies durant la Seconde guerre mondiale (10) ont également démontré qu’inscrire des principes ne suffisait pas. Encore fal- lait-il qu’un contrôle du respect de ces principes soit institué. C’est ainsi que le législateur, qui avait long- temps bénéficié d’une « impunité de fait » (11) fondée sur « l’idéologie française » (12), est démystifié. L’Eu- rope prend conscience qu’« à elle seule, la Constitu- (1) Je voudrais exprimer toute ma gratitude envers Marc Verdussen, professeur de droit constitutionnel à l’Université catho- lique de Louvain, pour ses conseils, sa confiance et son soutien dans la rédaction de cette contribution. (2) Assistante à la Faculté de Droit de l’Université de Namur et membre associé du Centre de recherche sur l’État et la Constitution à l’Université catholique de Louvain. (3) G. JÈZE, Cours de finances publiques, Paris, L.G.D.J., 1936, p. 39. (4) S’y réfèrent également Vauban (1633-1707), Montesquieu (1689-1755) et Adam Smith (1723-1790). (B. COLMANT, Des temps provisoires, une année imprécise. Recueil de chroniques 2010-2011, Limal, Anthemis, 2011, pp. 11 à 13). (5) La justice fiscale peut aussi être entendue de deux autres manières. La première façon consiste à estimer que chacun doit payer la même contribution sans avoir égard à la situation particulière du contribuable. Cette justice stricte et arithmé- tique est dite « commutative ». La seconde conception, dite de justice « distributive », « s’appuie quant à elle sur une approche proportionnaliste qui pose, en principe, que les richesses doivent être réparties en fonction des mérites de cha- cun » (M. BOUVIER, « La question de l’impôt idéal », in L’impôt, tome 46, Archives de philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2002, p. 19). (6) M. BOUVIER, « La question de l’impôt idéal », op. cit., p. 20. (7) Idem. (8) L’important était, avant tout, d’assurer la sécurité, la prévisibilité et la cohérence du système juridique. C’est dans cette optique que H. Kelsen développa sa théorie de la hiérarchie des normes et que H. Hart conçut la distinction entre les normes primaires et les normes secondaires. (9) H. KELSEN, Théorie pure du droit, trad. de la 2e édition par Ch. EISENMANN, Paris, 1962, p. 261. (10) La Seconde guerre mondiale est un événement crucial en termes de protection des droits fondamentaux. C’est elle qui enclencha l’extension de la notion de droits de l’homme, extension qui permit leur application spécifique à la matière fis- cale (C. BROKELIND, « Chapter 7. The role of the EU in International Tax Policy and Human Rights. Does the EU need a policy on taxation and human rights? », in G. KOFLER, M. P. MADURO et P. PISTONE, Human Rights and Taxation in Europe and the World, Amsterdam, IBFD, 2011, p. 116). (11) V. SEPULCHRE, « Les droits de l’homme et les droits fondamentaux dans le droit fiscal belge : les évolutions des dernières années », R.G.C.F., 2009, liv. 6, p. 524. (12) Cette idéologie renferme « l’idée rousseauiste que la loi est l’expression de la volonté générale, qui “est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique” » (P. PASQUINO, « Constitutional Adjudication and Democracy. Com- parative Perspectives: USA, France, Italy », Ratio Juris, 1998, vol. 11, pp. 44-45, cité in M. VERDUSSEN, Justice Constitutionnelle, Précis de la Faculté de Droit de l’Université catholique de Louvain, Bruxelles, Larcier, 2012, p. 36). RGCF / Uitgeverij Larcier - © Groep Larcier FUNDP Extranet Off Campus / La capacité contributive en matière fiscale : à la croisée du principe d’égalité et du droit de propriété Doctrine 332 Revue Générale du Contentieux Fiscal 2013/5-6 Septembre Décembre — tion est impuissante à assurer la préservation de la li- berté individuelle contre les empiètements de l’autorité politique. D’où la nécessité d’un tiers pro- tecteur » (13). C’est l’ère du constitutionnalisme qui amène, avec elle, l’émergence d’une justice constitu- tionnelle et in fine d’un « État de droit constitution- nel ». Désormais, les normes de valeur législative font aussi l’objet d’un contrôle spécifique, exercé en Bel- gique par la Cour constitutionnelle. Ce contrôle est de type concentré (constitutional review), européen ou encore kelsénien (14). Il peut s’exercer à l’occasion d’un recours en annulation, lequel peut être accompagné d’une demande de suspension, ou d’une question pré- judicielle. Des normes de valeur réglementaire peu- vent également établir un impôt. Leur constitution- nalité sera alors contrôlée par le Conseil d’État, dans le cadre de son contentieux objectif – recours « pour excès de pouvoir » ou, par les juridictions judiciaires, de manière incidente, sur la base de l’article 159 de la Constitution. C’est en ce sens que l’on affirme, en Belgique, que le contrôle de constitutionnalité est partagé (15). Notre attention sera toutefois centrée, dans le cadre de cette étude, sur celui exercé par la Cour constitutionnelle, puisque ce sont les normes lé- gislatives dont elle assure le contrôle qui sont le plus susceptibles d’entraver, en matière fiscale, les libertés fondamentales (16). Préoccupé par les risques d’arbitraire que peut engen- drer l’impôt (17), le Constituant a expressément consa- cré en matière fiscale deux garanties. Ce sont les prin- cipes de légalité et d’égalité, consacrés aux articles 170 et 172 de la Constitution. Si les deux principes relè- vent de la justice formelle, on peut affirmer que le se- cond présentait déjà en germe une certaine concep- tion matérielle de la justice (18). Le principe de capacité contributive, quant à lui, ne figure pas dans la Consti- tution belge, ce qui dénote dans le paysage européen et « se concilie mal avec l’importance et le rôle de la fiscalité dans une social-démocratie moderne » (19). Cette absence serait due à son caractère originelle- ment libéral (20). Le poids historique du principe de ca- pacité contributive et sa participation à la réalisation de la justice redistributive ont toutefois rendu sa prise en compte par les juridictions inévitable. Le principe de capacité contributive est spontané- ment associé au principe d’égalité, d’une part, et au droit de propriété, d’autre part. Les États d’Europe occidentale ont tendance à l’associer au premier, tandis que la Cour de Strasbourg le raccroche au se- cond (21). Ce principe ne peut cependant se contenter d’une approche unidimensionnelle. Nous sommes d’avis que le principe de capacité contributive est à double face. C’est là sa complexité, constituant en matière fiscale une sorte de trait d’union entre le principe d’égalité et le droit de propriété. C’est l’ob- jet de la première partie du présent article (I). Ensuite, il apparaît que le principe de capacité contributive constitue la mesure du contrôle de l’im- pôt confiscatoire, en tout cas lorsque celui-ci pour- suit sa finalité traditionnelle d’alimentation du bud- (13) D. SALAS, Le tiers pouvoir – Vers une autre justice, Paris, Hachette, 1998, p. 183, cité in M. VERDUSSEN, op. cit., p. 52. (14) On parle parfois de modèle « kelsénien » ou « autrichien » parce qu’il est le fruit d’un travail théorique de Hans Kelsen publié en 1928 dans la Revue du droit public et de la science politique (M. VERDUSSEN, op. cit., p. 34). On oppose le contrôle concentré au contrôle déconcentré ou judicial review, dans lequel le respect de la Constitution par les normes législatives uploads/S4/ la-capacite-contributive-en-matiere-fiscale-a-la-croisee.pdf
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- Publié le Jan 02, 2023
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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