Ernst Kantorowicz La royauté médiévale sous l'impact d'une conception scientifi

Ernst Kantorowicz La royauté médiévale sous l'impact d'une conception scientifique du droit In: Politix. Vol. 8, N°32. Quatrième trimestre 1995. pp. 5-22. Résumé La royauté médiévale sous l'impact d'une conception scientifique du droit. Ernst H. Kantorowicz [5-22] La voie qui mène du Xlle siècle aux théories absolutistes est longue, tortueuse et complexe. On ne peut pas la comprendre si on ne prend pas en compte l'autonomisation et la professionnalisation d'un métier de juriste, à partir de la redécouverte du droit romain dans les universités naissantes, et les transactions collusives qui se nouent entre les légistes et le Prince pour la production de principes de gouvernement moderne. Abstract Kingship under the Impact of Scientific Jurisprudence. Ernst H. Kantorowicz [5-22] The way from the XIIth century to absolutist theories is long torturous and complex. One can not understand it whithout taking into account the autonomization and professionalization of the lawyer's profession, from the rediscovery of Roman Law in emerging universities, and the collusive transaction between the lawyers and the Prince in order to produce the principles of modern government. Citer ce document / Cite this document : Kantorowicz Ernst. La royauté médiévale sous l'impact d'une conception scientifique du droit. In: Politix. Vol. 8, N°32. Quatrième trimestre 1995. pp. 5-22. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_32_2087 La royauté médiévale sous l'impact d'une conception scientifique du droit Ernst H. Kantorowicz LES PARTICIPANTS à un colloque convoqué en vue de montrer, de différents points de vue, quels sont les traits caractéristiques de l'Europe au Xlle siècle seront sans doute enclins — en dépit du sous-titre qui précise qu'il s'agira des fondements de la société moderne — à tomber sous le charme de la thèse, ingénieuse et d'une grande largeur de vues, de Charles Homer Haskins sur la Renaissance du Xlle siècle. Bien que le sujet que je me propose de traiter ici semble plutôt confirmer que réfuter la thèse de Haskins, mon intention n'est pas du tout de parler des signes de «Renaissance», ni d'analyser la royauté du Xlle siècle sub specie jurisprudentiae renatae1. Mon intention est de m'en tenir plus étroitement aux «fondements de la société moderne», et de mettre en lumière certains effets qu'une philosophie du droit ordonnée et scientifique — qu'elle fasse l'objet ou non d'une renaissance — semble avoir eu sur l'idée de royauté médiévale. Ce qui, sans aucun doute, a distingué dans la sphère publique le Xlle siècle des époques antérieures, ce fut l'existence d'une philosophie savante du droit2. Bien entendu, il a toujours existé du droit, même au plus profond des siècles obscurs. Il nous suffira de rappeler ici les impressionnants ensembles de jugements des rois anglo-saxons, les édits lombards, les collections de droit wisigothiques, ou les Capitularia des Carolingiens, pour comprendre que le premier Moyen Age était tout sauf dénué de droit. Cependant, ces leges barbarorum se caractérisaient par le fait que, dans leur compétence et dans leur ressort, elles étaient toutes régionales et non universelles ; en second lieu, elles étaient l'œuvre non de juristes professionnels, mais de particuliers versés dans' l'art de la jurisprudence, même si beaucoup de traits en ont été empruntés au droit scientifique, c'est-à-dire au droit romain ; enfin ces lois, qui représentaient les coutumes d'une tribu ou d'une région, étaient administrées Ce texte est la traduction, par J.-F. Spitz, de «Kingship under the Impact of Scientific Jurisprudence», paru la première fois in Clagett (M.), Post (G.), Reynolds (R.), eds, Twelves-century Europe and the ■ Foundations of Modern Society, Madison, University of Wisconsin Press, 1961. Cette traduction a été précédemment publiée dans Philosophie, n°20, 1988. Nous remercions J. Lindon de nous avoir permis de la publier à nouveau. 1. C. H. Haskins lui-même a étudié «La renaissance de la philosophie du droit« au chapitre VII de sa Renaissance of the twelth century, Cambridge, 1939, p. 192-223- 2. Le résultat réellement important de ce qu'on appelle «la renaissance du droit romain« fut le développement d'une philosophie scientifique du droit et d'une méthode de jurisprudence ; ce point a été souligné à maintes reprises, et de la façon la plus nette, par exemple, par Engelmann (W.), Die Wiedergeburt der Rechtkultur in Italien durch die wissenschaßliche Lehre, Leipzig, 1938. PöHtix, n°32 1995, pages 5 à 22 5 Ernst H. Kantorowicz par des particuliers faisant office d'hommes de loi (rois, comtes, clercs, nobles ou misst quelconques), et non par des juges savants et scientifiquement formés. Une situation semblable prévalait dans le domaine du droit ecclésiastique. Il est vrai que les canons des conciles, les décrets des papes, et certaines lois des empereurs chrétiens — en dehors de l'Écriture et de la tradition patristique — formaient a priori un corps de droit ecclésiastique qui, cependant, n'était encore ni décanté ni organisé. La période des recueils régionaux-provinciaux de matériel canon (africain, espagnol, gallican, italien) fut suivie par une période où l'on a des recueils de caractère plus universel, dont un nombre respectable fut produit entre l'époque carolingienne et celle de Grégoire VIL Toutefois, par la suite, les forces libérées par la Réforme de l'Église et la querelle des Investitures élargirent les perspectives universalistes. Après les efforts de Burchard de Worms et d'Ivo de Chartres, un corps important et organisé de droit canon fut composé, de manière isolée, par le moine bolonais Gratien : le Decretum Gratianv. On ne saurait douter que c'est sous l'influence de ces mêmes forces que le corpus du droit romain fut réactivé, ce qui, à son tour, ne fut pas sans influence sur l'œuvre de Gratien2. Ainsi, un droit ecclésiastique universel et un droit séculier universel firent leur apparition, en l'espace d'une ou deux générations, au début du Xlle siècle. Le difficile problème de la survie du droit romain au cours du Moyen Age, ainsi que le processus de sa soi-disant renaissance, nous occuperont aussi peu ici que la question de savoir qui, de Pepo ou d'Irnerius, fut le premier à faire de Bologne la terre d'accueil des études juridiques3. Pour notre présent propos, il nous suffira de savoir que, dans la littérature pamphlétaire qui concerne la querelle des Investitures, il n'était pas rare que le droit romain soit, même si c'est de manière sporadique et non systématique, employé pour étayer la position impériale aussi bien que pour la miner4 ; en outre, qu'aux alentours de 1100, ou un peu après, Irnerius enseignait le droit romain à Bologne ; enfin qu'aux alentours de 1140, Gratien composait à Bologne son Decretum. En tout état de cause, deux ensembles de droit indépendants, bien qu'occasionnellement aussi interdépendants, l'un et l'autre universels dans leur compétence et dans leur ressort, virent le jour au Xlle siècle. L'interprétation scientifique de ces ensembles de droit devint un exercice obligé, en raison de leurs nombreuses difficultés et contradictions, et cela donna naissance à un étude méthodique des sources et des parallèles, et par là à une science juridique qui, au fil du temps, engendra notre méthode historico-philologique moderne. C'est-à-dire qu'une fois que ces deux corps de droit, le romain et le canon, furent mis sous les yeux des doctes, il en résulta un défi à comprendre, à interpréter et à appliquer ce droit 1. A. S. Sticker a donné une étude succincte et admirablement organisée des sources et de l'histoire du droit canon jusqu'aux environs de 1300 : Historia Juris Canonici latini I ; historia fontium, Turin, 1950. Une brève étude générale, incluant le droit canon en Angleterre, est celle du Lord évêque d'Exeter, Mortimer (R. C), Western Canon Law, Berkeley et Los Angeles, 1953. 2. Pour certains aspects des rapports entre la querelle des Investitures et la réactivation du droit romain, voir Jordan (K.), «Der Kaisergedanke in Ravenna zur Zeit Heinrichs IV», Deutsches Archiv, II, 1938. Pour Gratien et le droit romain, voir le rapport de Kuttner (S.), -New Studies on the Roman Law in Gratian's Decretum», The Seminar, XI, 1953. 3. Pour le petit nombre de documents qui se réfèrent à Pepo, voir Kantorowicz (H.), Smalley (B.), •An English Theologian's view of Roman law : Pepo, Irnerius, Ralph Niger», Mediaeval and Renaissance Studies, I, 1941-1943- 4. Par exemple, Petrus Crassus (cf. Jordan (K.), «Der Kaisergedanke...», art. cité) endossait, tandis que Manegold (voir infra) entreprenait de miner, la position impériale au moyen du droit Romain. La royauté médiévale sous l'impact du droit scientifiquement, défi comparable à ce qui se passait pour l'Écriture Sainte et, qui conduisait à de nombreuses explications des livres de la Bible, comme cela se produisit plus tard ; comparable aussi à ce qui s'est passé pour le Corpus aristotélicien et ses commentaires à l'époque de la scolastique. Les études canoniques (qui jusqu'alors étaient une branche de la théologie) et la philosophie du droit séculier (qui jusqu'alors était une branche de la rhétorique) devinrent l'une et l'autre des sciences à part entière. La science juridique acquit le statut de philosophie morale ; elle devint autonome et représenta bientôt un défi pour la théologie1. Plus encore, par le biais de la concentration des nouvelles études juridiques dans la ville de Bologne, et de leur association avec l'étude du notariat et de Vars dictandi, un large uploads/S4/ la-royaute-me-die-vale-sous-l-x27-impact-d-x27-une-conception-scientifique-du-droit-e-kantorowicz-et-alii-pdf.pdf

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  • Publié le Dec 06, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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