Droit et Société 20/21-1992 75 RÉSUMÉ La critique du droit est une tâche comple
Droit et Société 20/21-1992 75 RÉSUMÉ La critique du droit est une tâche complexe qui suppose en premier qu’en soient éclaircies les bases. Si l’on opte pour une perspective matérialiste, celle-ci doit permettre de mener une critique théorique et une critique pratique ; d’autre part, n’étant pas un dogme établi, elle doit s’engager dans une véritable polé- mique qui garde ouvertes les conclusions. Ensuite, il convient de désigner quelques modalités de cette critique, à la fois dans un registre savant (utilité du concept de lien juridique) et dans une perspective pratique (ainsi du thème de la régulation en droit). SUMMARY A Critique of the Law. Undertaking a critical study of the law is a complex task which first re- quires that its foundations be explored. If a materialistic approach is adopted, it must allow us to conduct an analysis that is both theoretical and practical ; moreover, not being estab- lished dogme, it must lead to a real discussion that remains open-ended. Then, it is proper to decide on ways of conducting this study, both from an academic point of view (the usefulness of the concept of legal inter- connection) and from a practical point of view (notably the subject of regulation in law). Exposer ce que peut être une critique du Droit soulève d’im- menses difficultés car l’exercice de la critique est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait de prime abord lorsqu’on oppose, sim- plement – on pourrait dire naïvement – une présentation classique et positiviste du Droit à une présentation « critique ». Pourtant, cette opposition ne rend pas compte de la réalité et surtout, ne La critique du droit Michel MIAILLE * L’AUTEUR Michel MIAILLE Professeur de science politique à l’Université de Montpellier I où il enseigne le droit public, l’histoire des idées politiques et l’épistémologie dans le domaine de la science politique. Auteur de : Une introduction cri- tique au droit (1976), L’État du droit (1978) avec des traduc- tions multiples ; en collabora- tion : L’Administration dans son droit (1985), Le citoyen fou (1991). Il a publié de nombreux articles dans le domaine du droit public et des idées politiques. Travaille actuellement sur le Pouvoir à l’époque baroque (VIIe s.) et la théorie de la régulation appliquée au Politique. * Professeur. Université de Montpellier 1. Michel Miaille La critique du droit 76 permet pas de comprendre ce que la critique du Droit peut avoir de particulier et de vivant aujourd’hui. 1 – Le mot « critique » est actuellement largement utilisé, presque galvaudé au point que beaucoup d’auteurs et même de courants de pensée se présentent comme « critiques » 1. Cette ex- tension du terme n’est pas incompréhensible dans un univers in- tellectuel, celui de l’occident et notamment l’occident européen, où la notion de critique est fondamentale dans la philosophie classi- que depuis plusieurs siècles. Pour nous en tenir à la période dite moderne (postérieure au XVIIe siècle), la pensée critique est celle qui ne se satisfait pas de la seule contemplation du réel tel qu’il se donne à voir, mais qui postule que la Réalité est plus que l’expé- rience immédiate que nous pouvons en avoir. C’est cette absence qui doit être rendue présente 2pour rendre compte de la totalité du Réel et non de sa seule apparence. Une pensée critique révèle donc une structure profonde, cachée mais expressive de la réalité, au-delà de ce qui est visible. Cette caractéristique critique de la pensée occidentale moderne accompagne un processus social et politique qui s’énonce comme libérateur, émancipateur révolu- tionnaire même. Ainsi la philosophie critique depuis le XVIIIe siècle au moins, ne peut être appréciée seulement comme une forme de pensée mais comme l’un des aspects de ce « règne de la criti- que » 3 qui semble être la conséquence inévitable à la fois du règne de la Raison et du développement d’un système social qui se re- vendique rationnel. Pourtant, au cours du XIXe siècle, cette critique va faire l’objet d’une remise en cause et cette critique de la « critique » dévelop- pera une nouvelle dimension à savoir que la critique véritable est celle qui accepte de rendre compte aussi de ses présupposés, de son origine historique : bref, dans le courant marxiste, apparaît cette réconciliation entre le mouvement de l’esprit et le mouve- ment réel de la société. La critique est désormais liée à un mouve- ment social et politique, voire associée à une classe sociale, celle des travailleurs 4. En remettant ainsi la critique sur ses pieds, c’est-à-dire en la coupant de ses origines idéalistes, le marxisme fermait en quelque sorte une histoire de la critique et inventait un autre mode criti- que. Mais précisément, ce projet s’est identifié à une expérience de la critique en actes avec la fondation de systèmes communistes qui, rapidement, vont se transformer en systèmes dogmatiques voire régressifs dans l’ordre même d’une critique sociale, politique mais aussi intellectuelle. L’affaire Lyssenko 5 est un de ces exem- ples particulièrement nets où la critique intellectuelle et théorique est complètement absorbée par des stratégies tendant à consolider un régime politique bureaucratique. 1. Voir ainsi la présentation cer- tes commerciale, mais très ins- tructive, de la nouvelle collec- tion « Droit fondamental » aux P.U.F. Le Monde, 1985. 2. H. Marcuse, Raison et Révolu- tion, Ed. de Minuit, 1968, p. 41 et s. 3. Le règne de la critique, Ed. de Minuit. 4. R. Assoun, G. Raulet, Mar- xisme et théorie critique, Paris, Payot, 1978, 248 p. 5. D. Lecourt, L'affaire Lyssen- ko, Maspéro. Droit et Société 20/21-1992 77 On comprend qu’aujourd’hui, ce ne soit plus cette critique, dévalorisée par ses liens avec un système de pouvoir rejeté, qui serve de référence : au contraire, elle sert même de « repoussoir » et autorise, dans bien des cas, à un retour pré-critique, à un nou- veau positivisme tranquille. Pourtant, le courant critique n’est pas pour autant éliminé ni de la scène théorique ni de la scène sociale et politique, mais existe sous des formes nouvelles ou renouve- lées. Nous nous situons dans cette conjoncture, débarrassée du poids d’une théorie « critique » qui n’était que la couverture d’un pouvoir despotique : « Enfin, la crise ! » comme s’était exclamé le philosophe Louis Althusser 6 : elle met à nu ce qui, jusque là, se cachait. Et, en un sens, elle offre matière à réfléchir et à inventer un autre mode d’exercice de la critique. 2 – Cette nouvelle situation est évidemment beaucoup plus complexe et beaucoup plus fragile que celle des dogmatismes an- térieurs : en effet, elle ne se fonde pas sur une nouvelle vérité en- fin révélée au Monde et donc sur une construction qui par degrés successifs permet d’atteindre tous les champs du savoir, mais elle ouvre sur une reconstruction patiente et risquée d’un mode de connaître qui puisse se réclamer de la tradition critique. D’une certaine manière, on pourrait dire que la critique reste à inventer ou à ré-inventer, n’ayant précisément pas produit un corps de notions ou de raisonnements qu’il suffirait d’appliquer aux problèmes de ce temps pour les comprendre. Cette position rappelle ainsi en quel sens la critique marxiste s’était réifiée en devenant le support idéologique d’un régime dé- terminé et en prétendant au surplus, investir et gouverner tous les ordres de questions, y compris les plus nouveaux, en les réduisant à des solutions déjà trouvées 7. Or, pour reprendre une formula- tion de Bachelard 8, l’exercice de la Raison critique n’est pas seu- lement l’application à des phénomènes déterminés d’une Raison, donc d’une logique d’explication, éternelle : l’explication change en tentant de rendre compte de phénomènes nouveaux, donc change la Raison elle-même ce qui est, évidemment, plus difficile à accep- ter et surtout à pratiquer. Et pourtant, c’est à cette reconnaissance que nous sommes appelés aujourd’hui : l’exercice de la critique ne peut être dissocié des conditions théoriques mais aussi sociales dans lesquelles elle est réalisée. A cet égard, nous devons récuser le rêve de construire l’édifice complet et parfait d’une épistémologie où tous les pro- blèmes auraient reçu leur solution et où toutes les solutions se- raient claires et définitives. Cette affirmation ne doit pas être comprise comme un retour du scepticisme généralisé, confondant toutes les connaissances dans la nuit de la relativité : elle conduit, au contraire, à clarifier le terrain, en localisant les problèmes, en identifiant certaines ques- 6. Colloque de Venise, 1975. 7. En ce sens, Matérialisme et empiriocriticisme de Lenine, Pa- ris, Ed. Sociales, 1973, 383 p. 8. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique (1938); La philosophie du Non (1940); Le rationalisme appliqué (1949). Michel Miaille La critique du droit 78 tions et en hiérarchisant les solutions possibles. Cette position re- vient à montrer que toute recherche lorsqu’elle se veut critique ne peut se contenter de raffiner ses concepts ou de théoriser gratui- tement, en oubliant le contexte où elle se développe. En d’autres termes, il faut redire qu’il n’y a aucune connais- sance qui ne se développe sous la forme d’un savoir, c’est-à-dire uploads/S4/ miaille-critique-du-droit-pdf.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 04, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
- Taille du fichier 0.1288MB