On ne sait donc plus qui est le plus cruel ou le plus sadique, Beccaria ou Kant
On ne sait donc plus qui est le plus cruel ou le plus sadique, Beccaria ou Kant, celui qui s’oppose à la peine de mort ou celui qui en maintient le principe [1][1]Jacques Derrida, Séminaire. La peine de mort (1999-2000,…. 1Issu d’un séminaire qui s’est tenu à l’EHESS, deux années durant, entre 1999 et 2001, le double volume posthume de Derrida, intitulé Séminaire. La peine de mort, est à la fois un écrit compact et pluriel. On pourrait dire, en effet, qu’il y a plusieurs recherches en ces deux tomes, en tout cas plusieurs interprétations d’un même problème suggérées par l’auteur, et qu’on peut dégager par une petite expérience de pensée, en se demandant laquelle des vingt- deux séances qui structurent au total le séminaire est la plus importante. Or il y a quasiment autant de réponses possibles que de chapitres à la question suivante qui donne au séminaire sa profondeur : 2 Pourquoi l’abolitionnisme ou la condamnation de la peine de mort, dans son principe même, n’ont-ils à ce jour trouvé une place proprement philosophique dans l’architectonique d’un grand discours philosophique ? […]. Qu’est-ce qui condamne la philosophie en tant que telle, à ce jour, à se tenir en principe du côté de la condamnation à mort [2][2]SPM, t. II, p. 50. ? 3 Ces questionnements, et plus généralement le souci philosophique de réinterroger la peine de mort pour disqualifier définitivement les logiques qui la légitiment, font écho à deux essais quasi contemporains de Norberto Bobbio : « Contre la peine de mort » et « Le débat actuel sur la peine de mort [3][3]Publié par Amnesty International, le premier texte a fait… ». Le philosophe du droit note, dès le départ de sa réflexion, qu’« au regard de l’histoire humaine, longue de plusieurs millénaires, nous devons reconnaître, que cela nous plaise ou non, que le débat pour l’abolition de la peine de mort ne fait que commencer [4][4]Norberto Bobbio, L’Età dei diritti, cit., p. 178. Nous… ». En effet, si les progrès vers la protection effective des droits de l’homme ont connu une histoire tourmentée, avec des coups d’arrêt et parfois des pas en arrière, l’abolition universelle de la peine capitale, c’est-à-dire l’abolition partout et pour tous, est sans doute le chapitre le plus difficile à clore. 4 Le moment inaugural de l’histoire abolitionniste remonte à la seconde moitié du XVIIIe siècle : « si je démontre que la mort n’est ni utile, ni nécessaire, j’aurai gagné la cause de l’humanité », écrit Cesare Beccaria dans son Des délits et des peines, en 1764 [5][5]Cesare Beccaria, Dei delitti e delle pene / Des délits et des…. Âge de la fin de l’évidence juridique de la peine de mort [6][6]Voir Luigi Delia & al. (dir.), La Peine de mort, in Corpus,…, le siècle des Lumières prépare le terrain de l’abolition [7][7]La première loi abolissant la peine de mort est celle…, qui ne se consolide pourtant qu’au XXe siècle, lorsqu’un grand nombre d’États refusent de recourir à un châtiment jugé « cruel, inhumain et dégradant », dépourvu d’effets dissuasifs sur le comportement criminel et inadapté à la justice humaine pour la raison qu’il rend irréparable l’erreur judiciaire. 5 Au moment où Derrida délivre les leçons de son Séminaire, les progrès vers l’abolition universelle sont réels. Loin d’être une chimère, la cause abolitionniste est même en passe de l’emporter. En témoignent les avancées normatives internationales en matière de droits de l’homme, notamment grâce au deuxième Protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, qui est traduit en droit positif en 1989. Accepté et ratifié par un nombre croissant de pays des cinq continents, ce protocole confère une nouvelle impulsion à la tendance abolitionniste : plusieurs règles se généralisent, comme celles interdisant l’application de la peine capitale aux mineurs au moment des faits, aux femmes enceintes, aux handicapés psychiques. 6 Mais de tels progrès n’annoncent pas nécessairement le triomphe inéluctable de l’abolitionnisme universel [8][8]Les rapports annuels publiés par Amnesty International montrent…. Pour avoir des raisons de s’alarmer, il suffit de constater qu’une part significative de l’opinion publique des démocraties libérales, notamment aux États-Unis et au Japon, mais aussi en Europe, demeure récalcitrante à l’idée d’en finir absolument avec la justice patibulaire. En France, où l’usage de la guillotine n’a été supprimé qu’en 1981, la peine capitale continue d’être agitée comme un argument de campagne électorale par des formations réactionnaires et nationalistes. Persuadé que les efforts pédagogiques ne doivent pas faiblir et qu’il faut même redoubler d’effort pour écarter une fois pour toutes le dernier supplice de l’arsenal des peines, Derrida s’attache à repenser les conditions théoriques de l’abolition universelle du châtiment suprême. Or dans la compréhension du problème qui est la sienne, c’est précisément la rationalité pénale des Lumières [9][9]Pour une mise au point bibliographique sur la philosophie… qui joue un rôle de premier plan : avec sa logique et sa rhétorique propres, cette rationalité se laisse déconstruire de leçon en leçon, offrant aux lecteurs un fil conducteur pour parcourir le séminaire. 7 Certes, les très nombreuses sources que Derrida mobilise, les analyses minutieuses qui ponctuent chaque séance et qui font avancer la pensée ne sont évidemment pas circonscrites au seul XVIIIe siècle. Jalonné de confrontations majeures, le cheminement intellectuel qu’il propose donne l’occasion de croiser tant les grands textes de la tradition philosophique (de Socrate à Freud, de Platon à Benjamin) que les textes institutionnels, ainsi que les plaidoyers, littéraires ou non, contre la peine de mort. Je ne saurais tous les citer, mais (pour m’en tenir au premier volume), Derrida consacre des développements à Notre Dame des fleurs de Jean Genet, à L’Exécution de Robert Badinter, aux Écrits sur la peine de mort de Victor Hugo ou encore aux admirables Réflexions sur la guillotine d’Albert Camus. 8 Reste que la réinterprétation proposée par Derrida des Lumières du droit pénal apparaît centrale dans sa réflexion : une place privilégiée est logiquement ménagée au Traité des délits et des peines de Beccaria, d’une part, et, d’autre part, à la Rechtslehre kantienne, la Doctrine du droit inscrite dans la première partie de la Métaphysique des mœurs. En quoi la « déconstruction » de la pensée pénale de Beccaria et de Kant peut-elle nourrir la réflexion contemporaine sur les conditions de l’abolitionnisme universel ? La philosophie pénale du mouvement des Lumières est-elle encore en mesure, selon Derrida, d’éclairer et de stimuler le mouvement contemporain pour la disparition définitive de la mort comme sanction légale ? 9 Avant d’analyser les schèmes interprétatifs que Derrida déploie d’abord à propos de l’« abolitionnisme précaire » prôné par la philosophie utilitariste de Beccaria (II), et ensuite à propos de la « folie incalculable de tuer » théorisée par la philosophie rétributionniste de Kant (III), il est opportun de resituer brièvement le foisonnant matériel didactique du Séminaire dans ses contextes (I) : celui interne de son histoire éditoriale et celui externe de sa participation au débat en cours sur la légitimité de la peine de mort. I – Derrida : repenser l’« histoire du sang » et militer contre la peine de mort 10 Inscrit dans le plus vaste projet d’édition intégrale des séminaires et cours de Derrida, entreprise depuis 2008 par les éditions Galilée sous la direction de Geoffrey Bennington, Marc Crépon, Marguerite Derrida, Thomas Dutoit, Peggy Kamuf, Michel Lisse, Marie- Louise Mallet et Ginette Michaud, et qui comptera au total près de 43 volumes, le séminaire sur la peine de mort est présenté dans le cadre du programme Philosophie et épistémologie à l’École des hautes études en sciences sociales. Il précède celui consacré à La Bête et le souverain [10][10]La publication en 2008 et 2010 du séminaire intitulé La Bête et…, et relève à son tour de l’ensemble commencé en 1997-1998 sous le titre Le Parjure et le pardon, qui appartient lui-même à un ensemble plus long, « Questions de responsabilité », initié en 1989 et achevé en 2003 avec la dernière année d’enseignement de Derrida. Après avoir approfondi durant deux ans le thème du pardon et avant d’aborder les grandes questions de l’animalité et de la souveraineté, Derrida se penche entre 1999 et 2001 sur la peine de mort. Aussi différentes qu’elles soient, ces problématiques se croisent et s’appellent mutuellement. Ayant pour toile de fond le concept dominant du droit de grâce – à la fois prérogative distinctive et privilégiée de la souveraineté et modalité exceptionnelle de pardon – les problématiques de la souveraineté, de la peine de mort et du pardon ne peuvent être traitées, en toute rigueur, l’une indépendamment des autres. 11 En particulier, la logique de la souveraineté que Derrida entreprend de « déconstruire » est tributaire de la définition que propose Carl Schmitt du pouvoir, au sens où elle se confronte à la décision politique qui consiste dans la désignation de l’ami et de l’ennemi, aussi bien extérieur qu’intérieur. Or cette désignation signifie avant tout la possibilité de provoquer l’élimination physique d’un homme. C’est dans les exécutions capitales que se manifeste le plus visiblement aux yeux du uploads/S4/ peine-de-mort.pdf
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- Publié le Jui 09, 2022
- Catégorie Law / Droit
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