2. Philosophie processuelle de la naturei 1. Idées de base Examinons à présent
2. Philosophie processuelle de la naturei 1. Idées de base Examinons à présent les caractéristiques principales de la philosophie processuelle de la nature1. L’idée de base est d’interpréter le monde en tant que macroprocès unifié constitué d’une myriade de microprocès subordonnés dûment coordonnés. Une interprétation clairement contrastante est fournie par l’atomisme classique, tel qu’il reflète la conception démocritéenne des atomes et du vide. Tandis que les relations réciproques entre ces éléments — les atomes et le vide — sont sensées rendre compte du mouvement (et donc du procès), ces ressources fondamentales sont elles-mêmes des éléments non processuels qui se tiennent totalement en dehors de l’ordre du procès (classiquement conçues, elles sont elles-mêmes totalement imperméables au changement). Au contraire, une physique basée exclusivement sur des champs et des forces qui opèrent d’eux-mêmes, sans aucun fixation/enchâssement [embedding] dans quelque chose substantielle que ce soit, constitue la quintessence de la philosophie processuelle de la nature. Ces éléments — champs et distributions de force — permettent au changement processuel de se produire en quelque sorte « jusqu’au bout » [all the way through]. Mais quels sont les avantages qu’offre une telle interprétation ? La réponse se trouve en fin de compte dans la mesure dans laquelle elle nous permet de synthétiser et de comprendre les phénomènes cognitifs auxquels nous sommes confrontés dans l’étude du monde naturel dans lequel nous habitons. En principe, il y a une grande variété de sortes de procès — mental, symbolique, ritualiste, mathématique, etc. C’est la place occupée dans l’ordre coordinateur de l’espace, du temps et de la causalité qui distingue les procès physiques traités par les sciences de la nature des autres formes de procès. Bien sûr, chaque sorte de procès possède ses lois propres, i Source : PM, Chap. 5. 104 Fondements de l’ontologie du procès chaque sorte est « normale » d’une manière ou d’une autre. Mais les procès physiques sont caractérisés en tant que tels par le fait que leur modus operandi est localisable dans le cadre spatio-temporel fourni par les lois de la nature. A chaque niveau d’échelle, depuis le microcosme subatomique jusqu’au macrocosme cosmique, nous trouvons un bouillonnement processuel qui est à la fois caractéristique et constitutif de la variété physique considérée. Bien sûr, les procès, qui ne sont pas à proprement parler eux-mêmes physiques, peuvent néanmoins recevoir une représentation physique ou une concrétisation. Les procès symboliques à l’œuvre dans une composition musicale sont concrétisés dans un concert particulier ; les procès arithmétiques reçoivent une représentation physique dans un ordinateur ; les procès intellectuels de l’esprit reçoivent une concrétisation physique dans les opérations du cerveau. Mais bien sûr la possibilité de réaliser ou de concrétiser de tels procès ne les recatégorise pas comme procès physiques. Les procès physiques possèdent toujours quelque élément auto-propulsif : sinon d’auto-propagation active alors au moins d’inertie auto-perpétuante. Ils sont certes rarement (jamais) entièrement autonomes et indépendants, imperméables à toutes les influences et interférences externes. Mais ils font toujours quelque substantielle auto-contribution [self-engendered] à leur propre réalisation continue. Quelque élément d’auto-orientation réflexive (auto-réalisation, auto-formation, auto-perpétuation, etc.) est inhérent dans virtuellement tous les procès physiques, car partout dans la nature on ne trouve que des procès d’auto-réalisation, de constitution de soi suivant ce que dicte son impulsion (l’impetus) propre. Le dynamisme de base [basic drive or nisus] n’est pas tellement (comme chez Spinoza) une affaire d’auto-préservation (conatus se preservandi), mais plutôt d’auto- réalisation, de se donner à soi-même son actualisation la plus complète (conatus se realizandi). L’auto-détermination créatrice gouverne : partout il y a des procès qui travaillent à la réalisation d’êtres et de modes d’êtres jusqu’ici non existants. Les procès amènent des changements. Ils créent une différence dans le monde en actualisant un futur jusque là ouvert, indéterminé, en le distinguant du passé déterminé. Mais les procès établissent également des connexions. Le nourrisson et le septuagénaire, la graine de pommier et l’arbre adulte en fleurs au printemps sont connectés, unifiés et individualisés en une seule unité avec son identité continue, à travers les opérations d’une multiplicité complexe de procès subordonnés qui, ensemble, constituent le macroprocès qui est l’histoire de la personne ou de l’arbre. En particulier, les procès physiques sont interconnectés les uns avec les autres. Ils se rejoignent dans l’espace et dans le temps afin de Philosophie processuelle de la nature 105 former une variété d’interconnexion [manifold of interconnectedness] avec des procès subordonnés, les rassemblant toujours afin de former des procès superordinés. Les procès naturels s’organisent donc l’un l’autre en larges agglomérats interconnectés, des organismes processuels en quelque sorte. En conséquence, les métaphysiciens du procès entendent conceptualiser la nature en général — et la nature physique en particulier — en termes organiques, en raison de la tendance, à l’œuvre partout dans la nature, qu’ont les procès de s’agglomérer en tout systémiques auto-perpétuants. Les procès mondains sont donc interconnectés. Ils sont les mailles dans la grande tapisserie d’un système cohérent. Les microprocès se combinent en une fusion omni-englobante. Et ils se reproduisent continuellement d’un côté à l’autre du paysage cosmique dans une connectivité évolutive. En cosmologie du procès, tous les atomes de carbone apprennent à se comporter comme des atomes de carbone, un peu comme en biologie tous les chameaux apprennent à se comporter en chameaux : dans chaque cas, c’est une question de se reproduire en conformité avec un type2. 2. Procès et existence L’approche processuelle fournit un moyen naturel pour expliquer l’existence des composants mondains et permet une instrumentalisation efficace de la compréhension scientifique du réel. Examinons la discussion suivante de C. G. Hempel : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? […] Quel genre de réponse pourrait être appropriée ? Ce qui semble recherché est un compte rendu explicatif qui ne présuppose pas l’existence de ceci ou de cela. Mais je crois qu’un tel compte rendu est une impossibilité logique. Car en général la question « Pourquoi A est-il vrai/avéré ? » est répondu par « Car B est vrai » […] Une réponse à notre énigme qui n’exploiterait pas de présuppositions à propos de l’existence de quoi que ce soit ne peut fournir de fondement adéquat. […] L’énigme a été construite de manière à empêcher toute réponse logique3. Pour l’ontologie du procès, qui inaugure une nouvelle approche de l’explication scientifique, cette argumentation apparemment plausible possède de lourds défauts. Il est important de distinguer convenablement l’existence des choses et l’obtention de faits4 — et additionnellement de distinguer entre des faits spécifiquement substantifs se rapportant à des choses existantes et des faits non substantivés se rapportant à des 106 Fondements de l’ontologie du procès circonstances qui ne dépendent pas de l’opération de choses préexistantes. Nous sommes ici confrontés à un principe d’hypostasiation prédiqué à partir de l’idée logique selon laquelle la raison de quoi que ce soit doit en fin de compte toujours se trouver dans les opérations de choses. La position qui est implicite dans l’argument de Hempel est tout à fait explicite dans la tradition philosophique occidentale. David Hume, par exemple, a lourdement insisté sur le fait qu’il est impossible de produire une conclusion existentielle à partir de prémisses non existentielles5. Le principe a été aussi soutenu par des philosophes de différents acabits de l’autre côté de la Manche, à commencer par Leibniz lui-même, qui écrit explicitement que Il faut que la Raison Suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre Raison, soit hors de cette suite de choses contingentes, et se trouve dans une substance, qui en soit la cause, et qui soit un Etre nécessaire, portant la Raison de son existence avec soi6. Une telle interprétation équivaut à soutenir la thèse de l’homogénéité génétique qui (en analogie avec l’ancienne et maintenant intenable idée que « la vie doit venir de la vie ») veut que « les choses doivent venir des choses » ou que l’étoffe [stuff] doit venir de l’étoffe » ou que « la substance doit venir de la substance. » Nous avons ici un préjugé très profondément ancré — l’idée que les choses ne peuvent s’originer que des choses, que rien ne peut venir du rien (ex nihilo nihil fit) au sens où aucune chose ne peut émerger d’une condition a-chosale7. Ce principe quelque peu ambigu est non problématique s'il est interprété comme demandant que si l’existence de quelque chose de réel possède une explication correcte, alors cette explication doit s’articuler autour de quelque chose qui est vraiment. Car on ne peut expliquer un fait sans, se faisant, impliquer d’autres faits. Cela étant, le principe devient hautement problématique lorsqu’il est interprété à la manière du précepte « les choses doivent venir de choses », les substances doivent inévitablement être invoquées afin d’expliquer l’existence de substances. Car nous soutenons maintenant la thèse selon laquelle tout dans la nature possède en quelque autre chose naturelle une cause efficiente qui est sa source causale, sa raison d’être. Ce principe d’exigence substantielle [substance-requiring principle] est donc éminemment douteux. En dépit de son charme superficiel, l’idée apparemment plausible selon laquelle seules les causes substantielles peuvent avoir des effets substantiels est grevée de problèmes majeurs. Elle uploads/S4/ philosophie-processuelle-de-la-nature-1-idees-de-base.pdf
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- Publié le Dec 01, 2022
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