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[p. 149-161] D. COHENArch. phil. droit 41 (1997) Justice publique et justice privée Daniel COHEN Professeur à l’Université Paris XI RÉSUMÉ. — Notion de justice. Définitions justice publique, justice privée. Place et diversité de la justice privée. Dualisme ou unité de la justice publique et de la justice privée ? I. Dissemblances. A. - Rapports d’antagonisme. B. - Raisons historiques. C. - Origines différentes de la fonction juridictionnelle exercée. II. - Convergences. A. - Influence du privé sur la justice publique. B. - Influence du public sur la justice privée. C. - Perspectives communes. Juridicité. Finalité poursuivie. Justice publique, justice privée : ainsi, la justice se décline. Avant de se décliner toutefois, ou parce qu’aussi elle se décline, la justice occupe notamment du point de vue juridique et philosophique une place de tout premier plan. L’aspiration à la justice est universelle, et se trouve depuis l’origine des temps au cœur des préoccupations : sans même parler de la justice divine, celle de l’homme occupe les esprits et nourrit les dis- cussions. Et du fait de cette importance, si l’on risque la paraphrase, la part de la justice dans l’angoisse contemporaine 1 ne paraît pas négligeable. Ce constat, largement reçu, ne saurait étonner et se nourrit également de la diversité des sens que recouvre le terme de justice : la justice est à la fois idéal, finalité et institution. Idéal d’abord : valeur éminente, l’idée de justice s’enveloppe de « l’appel à l’absolu » 2 : la justice vient de juste, elle est conformité aux exigences de l’équité et de la raison. Finalité ensuite en ce que, de manière positive, la justice, science du juste et de l’injuste, a pu être définie de manière toute aristotélicienne par Ulpien : « suum cuique tribuere » (attribuer à chacun son dû) 3. Justice-institution enfin : ensemble d’organes, de juridictions, de personnel et de procédures, permettant de constituer le mode normal de résolution des conflits. Envisagée au moins dans cette dernière acception, la justice peut se parer d’un carac- tère public ou privé. La justice publique, quels que soient les litiges à régler, c’est la justice d’État. Ce rattachement en constitue la marque essentielle, la justice peut même constituer un service public. La justice est rendue au nom de l’État (ou du peuple), 1 J. Carbonnier, « La part du droit dans l’angoisse contemporaine », Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, 6e éd., LGDJ, 1988, p. 167 et s. 2 H. Batiffol, Problèmes de base de philosophie du droit, LGDJ, 1979, p. 415. 3Digeste I, 1, 10. 150 LE PRIVÉ ET LE PUBLIC [p. 149-161] D. COHENArch. phil. droit 41 (1997) même si l’État doit bien se garder de toute tentation d’influer sur les procédures. En face de la justice publique se dresse, apparemment à l’opposé, la justice privée. Communément envisagée, l’appellation apparaît cependant source d’ambiguïtés. S’il ne s’agit pas de la justice domestique exercée au sein de la famille, la justice privée ne désigne pas non plus, dans son opposition à la justice publique, les phénomènes de vengeance, sorte de « justice » que chacun veut se rendre à lui-même lorsque, partie s’érigeant en juge, il estime ses intérêts lésés et en poursuit la sanction. Si « nul ne peut se faire justice à soi-même » 4, le droit n’est pas pourtant pas totalement extérieur au phénomène : ainsi, la contrainte exercée en matière contractuelle par le créancier à l’encontre de son débiteur (l’ancienne exécution sur la personne même du débiteur défail- lant ; l’exception d’inexécution, la clause pénale, le droit de rétention…), la légitime défense de la victime à l’encontre de son agresseur en droit pénal, ou encore les contre- mesures en droit international public 5. Historiquement du reste, le passage s’est effectué de la dyade des deux antagonistes à la triade avec l’intervention d’un tiers personnage, le juge, ayant pour mission de tran- cher le différend 6. Un autre monde apparaît alors : le Doyen Carbonnier a parfaitement relevé que, dès qu’une relation entre deux personnes peut faire l’objet d’un débat devant un tiers appelée à trancher (arbitre privé ou fonctionnaire d’État indifféremment), « on doit conclure qu’elle n’appartient plus au domaine des mœurs, mais est entrée dans le royaume incertain du droit » 7. Cette intervention d’un « tiers impartial et désinté- ressé », si elle fonde l’idée de justice en tant qu’institution pour beaucoup, constituerait selon A. Kojève le critère même du juridique 8. La justice privée est donc entendue comme une alternative à la justice étatique. En face de celle-ci en effet, sont apparues et se développent des justices non étatiques, au premier rang desquelles se trouve l’arbitrage, justice privée d’origine normalement conventionnelle 9. À ses côtés, se rangent des modes non formels ou non juridiction- nels de résolution des différends : leur dénominateur commun réside dans le fait que la solution, plutôt que d’être imposée par une tierce personne, est davantage recherchée entre les parties sous l’égide d’un tiers. Ensuite, règne une grande diversité : conciliation ou médiation, suivant le pouvoir limité ou plus large reconnu au tiers de participer de façon active et de proposer une solution aux parties ; autres méthodes alternatives de règlement des différends égale- ment : connues sous le vocable générique d’Alternative Disputes Resolution (ADR), elles viennent généralement d’outre-Atlantique, et rencontrent là-bas un intérêt croissant 10 ; le mini-trial notamment, sorte de procès fictif, consiste dans un premier 4 Nul ne peut se faire justice à soi-même. Le principe et ses limites, Travaux Association H. Capitant, T. XVIII, 1966 et spéc. J. Béguin, Rapport français, p. 41 et s. 5 V. à ce propos D. Alland, Justice privée et ordre juridique international. Étude théorique des contre-mesures en droit international public, Pédone, 1994. 6 J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF « Thémis », 1978, p. 194. 7 Sociologie juridique, op. cit., loc. cit. 8 Esquisse d’une phénoménologie du droit, Gallimard « Bibliothèque des idées », 1981, spéc. p. 25. 9 H. Motulsky, « La nature juridique de l’arbitrage », Écrits. T. 2 : Études et notes sur l’arbitrage, préf. B. Goldman et Ph. Fouchard, Dalloz, 1974, p. 5 et s. 10 Th. Carbonneau, Alternative Dispute Resolution, University of Illinois Press, 1989 ; H.T. Edwards, « Alternative dispute resolution : panacea or anathema », Harvard Law Rev., JUSTICE PUBLIQUE ET JUSTICE PRIVÉE 151 [p. 149-161] D. COHENArch. phil. droit 41 (1997) temps à simuler un procès devant un tiers indépendant (neutral advisor) avant d’engager, le débat terminé, des négociations directes entre les parties pour tenter de parvenir à un accord 11. On retrouve alors l’idée avancée en sociologie des conflits des « harmonies conflictuelles » : à côté de ses fonctions négatives, le conflit peut remplir des fonctions positives en permettant aux sentiments d’hostilité accumulés de s’exprimer, aux parties d’évaluer le rapport des forces, ce qui peut favoriser une négociation ultérieure 12. De manière générale, ces différentes méthodes de justice privée connaissent à l’époque contemporaine un engouement tout particulier (que n’explique sans doute pas uniquement l’attrait intellectuel qu’elles peuvent susciter) et le mouvement s’est consi- dérablement amplifié pendant cette dernière décennie. L’arbitrage cependant, de par son utilisation pratique, les problèmes qu’il suscite et son caractère juridictionnel, occupe au sein de la catégorie de la justice privée la place la plus importante : il en constitue l’archétype et doit en priorité retenir l’attention. Ainsi définies, justice publique et justice privée paraissent pouvoir coexister, mais cette coexistence théorique, qui s’inscrit plus généralement dans la question fondamen- tale du juge naturel, reste sujette à variation pratique suivant le modèle étatique en cause. De manière synthétique 13, trois conceptions peuvent s’envisager. Selon le modèle autoritaire, l’État centralise toute l’activité de la justice et il n’est de justice que d’État ; à l’inverse, selon le modèle libéral, l’État ne détient pas le monopole de la justice et accepte que se déroule en dehors de lui une justice alternative à la justice publique, relevant de l’autonomie des individus ; enfin, selon un système mixte, de type dirigiste, l’État, s’il reconnaît le droit à l’existence de la justice privée, entend l’encadrer de manière générale. Les places respectives de la justice publique et de la justice privée dépendent en définitive de la conception que l’on retient de l’État, et de celle du droit et de ses sources. Ce principe de base posé, il convient alors de comparer et de confronter justice publique et justice privée. L’étude de leurs rapports, comme on l’a bien montré 14, sou- lève l’interrogation du dualisme ou de l’unité de la justice publique et de la justice pri- vée, de leur éventuel antagonisme ou parenté, de leurs différences et points communs. On tentera de montrer que, malgré des dissemblances souvent mises en avant (I), des convergences importantes apparaissent néanmoins (II). __________ 1986, vol. 99, p. 668 et s. ; B. Oppetit, « Les modes alternatifs de règlement des différends de la vie économique », Justices, 1995, p. 53 et s. 11 V. not. L. Edelman et F. Carr, « The mini-trial : an alternative dispute resolution uploads/S4/justice-publique-et-justice-privee-daniel-c 1 .pdf

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  • Publié le Jul 27, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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