1 Les "prix Nobel" d’économie français : dans les eaux glacées du calcul égoïst
1 Les "prix Nobel" d’économie français : dans les eaux glacées du calcul égoïste Michel Husson, A l’encontre, 21 février 2016 Jean Tirole a reçu en 2014 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques (baptisé "prix Nobel" d’économie1). C’est le troisième français à obtenir cette récompense après Gérard Debreu en 1983 et Maurice Allais en 1988. On peut en déduire que ces trois prix récompensent une certaine tradition de la science économique française. Ils ont en tout cas un point commun, à savoir un usage intensif de la mathématisation qui permet de prétendre à l’objectivité scientifique. Mais, pour chacun d’eux, cette consécration s’accompagne d’une sorte de coming out où ils dévoilent les biais idéologiques qui se trouvent au fondement de leurs savants modèles. Il n’est pas inutile de revenir sur une citation tout à fait éclairante de John Bates Clark, l’un des fondateurs de la théorie néo-classique de la répartition. En 1899, il écrivait ceci : « Les travailleurs, nous dit- on, sont en permanence dépossédés de ce qu’ils produisent. Cela se passe dans le respect du droit et par le fonctionnement normal de la concurrence. Si cette accusation était fondée, tous homme doué de raison devrait devenir un socialiste, et sa volonté de transformer le système économique ne ferait que mesurer et exprimer son sens de la justice ». Pour répondre à cette accusation - qui fait clairement référence à la théorie marxiste de l’exploitation - il faut, explique Clark « entrer dans le royaume de la production. Nous devons décomposer le produit de l’activité économique en ses éléments constitutifs, afin de voir si le jeu naturel de la concurrence conduit ou non à attribuer à chaque producteur la part exacte de richesses qu’il contribue à créer2 ». Depuis lors, la science économique officielle a bifurqué, rompant avec la tradition de l’économie politique classique et adoptant un paradigme emprunté à la science physique du XIXème siècle3. Elle se réclame d’une méthodologie objective et pousse les hauts cris chaque fois que sa neutralité est remise en cause. C’est le grand écart qui existe entre cette prétention et les croyances profondes que l’on va chercher à illustrer à partir de « nos » "prix Nobel" français. 1 Il n’existe pas de "prix Nobel" d’économie, d’où les guillemets. Voir : Gilles Dostaler, « Le "prix Nobel d'économie" : une habile mystification », Alternatives Economiques n° 238, juillet 2005. 2 “Workmen it is said, are regularly robbed of what they produce. This is done within the forms of law, and by the natural working of competition. If this charge were proved, every right-minded man should become a socialist ; and his zeal in transforming the industrial system would then measure and express his sense of justice. If we are to test the charge, however, we must enter the realm of production. We must resolve the product of social industry into its component elements, in order to see whether the natural effect of competition is or is not to give to each producer the amount of wealth that he specifically brings into existence”. The Distribution of Wealth. A Theory of Wages, Interest and Profit, p.7. 3 voir le livre remarquable de Philip Mirowski, More heat than light, Cambridge University Press, 1989 ; traduction française : Plus de chaleur que de lumière, Economica, 2002. John Bates Clark 2 Gérard Debreu Le premier français à obtenir le "prix Nobel", en 1983, est Gérard Debreu (1921-2004) même s’il travaillait aux Etats-Unis et y avait été naturalisé. Ses travaux ont principalement porté sur la théorie de l’équilibre général et ont abouti à deux résultats essentiels : 1) l’équilibre existe et : 2) c’est un optimum. Si on laisse de côté les sophistications mathématiques, on pourrait résumer cette théorie de la manière suivante. La société est composée d’individus qui consomment et d’entreprises qui produisent. Les consommateurs dépensent leurs revenus de manière à obtenir le plus grand bien-être possible, tandis que les entreprises organisent la production de telle sorte qu’elle coûte le moins cher possible. Si rien n’y fait obstacle, leur confrontation sur le marché conduit à un équilibre qui concilie leurs comportements. Et c’est un optimum, dès lors que les consommateurs prennent garde à ne pas acheter des biens qui ne leur plaisent pas, tandis que les entreprises évitent les dépenses inutiles. Tout cela se passe dans un monde imaginaire qui ne saurait être le capitalisme, puisqu’il n’y a pas d’accumulation du capital, pas de croissance (pas de chômage évidemment) mais un échange instantané entre producteurs et consommateurs. Que cette théorie soit censée fournir les fondements microéconomiques de la science économique est en soi un mystère. On pourrait tout à fait entretenir une catégorie de chercheurs évoluant dans ce monde virtuel, s’ils n’imprégnaient pas tout l’enseignement officiel de l’économie. Mais ils ont une autre fonction sociale, celle de fournir des soubassements supposés scientifiques à l’apologie du capitalisme réellement existant. C’est le meilleur des mondes, à condition bien sûr de ne pas perturber son fonctionnement par toute une série de rigidités néfastes. Si le monde réel était organisée comme la théorie, le chômage ne pourrait pas exister, et il est au fond la mesure de nos imperfections, de la distance qui nous sépare du capitalisme pur et parfait. Peu de temps après avoir obtenu son prix, Debreu a accordé un entretien à Guy Sorman, pour le Figaro Magazine4. Il rappelle d’emblée que « l'économie n'est pas un objet de préférence personnelle ou d'opinion politique » et encore que « les fondements de l'économie sont scientifiques et les problèmes économiques sont universels, quel que soit le régime ». Voilà pour la neutralité. Mais Debreu se lâche et assume fièrement le titre de l’article : « la supériorité du libéralisme est mathématiquement démontrée ». Il peut le faire ! et c’est de la science : « La supériorité de l'économie libérale est incontestable et mathématiquement démontrable, en utilisant des modèles informatiques, qui sont parfaitement maîtrisés ». Ou encore : « c'est l'économie de marché, c'est-à-dire la liberté de produire et de commercer qui, dans tous les cas, aboutit aux meilleurs résultats mathématiques. A l'inverse, je peux prouver de manière tout aussi scientifique, comment les interventions de l'État perturbent le marché ou nuisent à la croissance ». 4 Gérard Debreu, « La supériorité du libéralisme est mathématiquement démontrée », Le Figaro Magazine, 10 mars 1984. 3 Maurice Allais Maurice Allais (1911-2010) a dû attendre un âge plus avancé que Debreu - qui avait d’ailleurs été son étudiant - pour obtenir son "prix Nobel" en 1988. Il en a, semble-t-il, conçu une certaine amertume puisque Wikipedia lui prête cette pique (dont on n’a cependant pas retrouvé la source) : « la construction de Debreu n'a aucune valeur scientifique, tant elle est totalement étrangère au monde de l'expérience ». Maurice Allais est donc un personnage fascinant, qui a formé toute une série d’économistes-ingénieurs, de ministres et de PDG à l'École nationale supérieure des Mines de Paris : Marcel Boiteux, Gérard Debreu, Jacques Lesourne, Lionel Stoléru, André Giraud, Thierry de Montbrial, Georges Besse, Jean-Louis Beffa, Raymond Lévy, etc. Dans la conférence qu’il a donnée lors de la remise de son prix5, Allais expose une position de principe essentielle : « Le prérequis de toute science est l’existence de régularités qui peuvent être l’objet d’analyses et de prévisions. C’est le cas par exemple de la mécanique céleste. Mais c’est vrai également pour de nombreux phénomènes économiques. Leur analyse approfondie révèle en effet l’existence de régularités tout aussi frappantes que celles que l’on trouve dans les sciences physiques. Voilà pourquoi l’Économie est une science et voilà pourquoi cette science repose sur les mêmes principes généraux et sur les mêmes méthodes que les sciences » Dans son principal ouvrage, le Traité d’économie pure6, écrit en 1943, Allais adoptait d’emblée une approche typique des théoriciens de l’équilibre général : « Notre modèle schématique ne constitue qu’une économie irréelle, très éloignée de la réalité, mais, par le fait même que cette économie reproduira d’une manière extrêmement simplifiée les caractères fondamentaux de l’économie réelle, elle permettra de définir, de manière précise, des concepts, dont la transposition à cette économie se fera ensuite d’elle-même ». Mais Allais y ajoute une méthodologie très particulière, qu’il baptise « analyse psycho- géométrique » et qu’il résume ainsi : « Tandis que dans les sciences physiques la confrontation des théories avec la réalité se réduit à la comparaison des résultats prévus par le calcul avec ceux donnés par l’observation, dans les sciences morales, et en Économie en particulier, une telle confrontation résultera tout autant de la comparaison directe des hypothèses de départ avec les données immédiates de notre intuition ». Son intuition le conduit à cette conclusion générale : « ce sont les psychologies individuelles qui constituent la base même de l’évolution du marché » et Allais anticipe sur certains errements contemporains : « Il n’est pas impossible que l’on réalise dans l’avenir en psychologie économique des expériences analogues à celles de la psychologie physiologique ». Le "prix Nobel" récompense donc les raffinements psychologiques uploads/Finance/ prix-nobel.pdf
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- Publié le Sep 13, 2022
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