1 La première croisade, vue par Jules Michelet (XIXe s.) Il y avait bien longte
1 La première croisade, vue par Jules Michelet (XIXe s.) Il y avait bien longtemps que ces deux sœurs, ces deux moitiés de l’humanité, l’Europe et l’Asie, la religion chrétienne et la musulmane, s’étaient perdues de vue, lorsqu’elles furent replacées en face par la croisade, et qu’elle se regardèrent. Le premier coup d’œil fut d’horreur. Il fallut quelque temps pour qu’elles se reconnussent et que le genre humain s’avouât son identité. Essayons d’apprécier ce qu’elles étaient alors, de fixer quel âge elles avaient atteint dans leur vie de religion. L’islamisme1 était la plus jeune des deux, et déjà pourtant la plus vieille, la plus caduque. Ses destinées furent courtes ; née six cents ans plus tard que le christianisme, elle finissait au temps des croisades. Ce que nous voyons depuis, c’est une ombre, une forme vide, d’où la vie s’est retirée, et que les barbares héritiers des Arabes conservent silencieusement sans l’interroger. […] Telle est la situation de l’islamisme : le califat de Bagdad, esclave sous une garde turque ; celui du Caire, se mouvant de corruption ; celui de Cordoue, démembré et tombé en pièces. Une seule chose était forte et vivante dans le monde mahométan ; c’est cet horrible héroïsme des Assassins2, puissance hideuse, plantée fermement sur la vieille montagne persane en face du califat comme le poignard près de la tête du sultan. Combien le christianisme était plus vivant et plus jeune au moment des croisades ! Le pouvoir spirituel, esclave du temporel en Asie, le balançait, le primait en Europe ; il venait de se retremper par la chasteté monastique, par le célibat des prêtres. Le califat tombait, et la papauté s’élevait. Le mahométisme se divisait, le christianisme s’unissait. Le premier ne pouvait attendre qu’invasion et ruine ; et en effet, il ne résista qu’en recevant les Mongols et les Turcs, c’est-à-dire en devenant barbare. Ce pèlerinage de la croisade n’est point un fait nouveau ni étrange. L’homme est pèlerin de sa nature ; il y a longtemps qu’il est parti, et je ne sais quand il arrivera. Pour le mettre en mouvement, il ne faut pas grand-chose. Et d’abord, la nature le mène comme un enfant en lui montrant une belle place au soleil, en lui offrant un fruit, la vigne d’Italie aux Gaulois, aux Normands l’orange de Sicile, ou bien c’est sous la forme de la femme qu’elle le tente et l’attire. […] La patrie est une autre amante après laquelle nous courons aussi. Ulysse ne se lasse point qu’il n’eût vu fumer les toits de son Ithaque. Dans l’Empire, les hommes du Nord cherchèrent en vain leur Asgard, leur ville des Ases, des héros et des dieux. Ils trouvèrent mieux. En courant à l’aveugle, ils se heurtèrent contre le christianisme. Nos croisés, qui marchèrent d’un si ardent amour à Jérusalem, s’aperçurent que la patrie divine n’était point au torrent de Cédron, ni dans l’aride vallée de Josaphat. Ils regardèrent plus haut alors, et attendirent dans l’espoir mélancolique une autre Jérusalem. Les Arabes s’étonnaient en voyant Godefroi de Bouillon assis par terre. Le vainqueur leur dit tristement : « La terre n’est- 1 Une des manières d’appeler l’Islam au XIXe siècle, qui n’a pas de valeur péjorative alors. Aujourd’hui le terme désigne un courant politique visant à faire de l’Islam la source unique du droit et du fonctionnement de la société. 2 Les Assassins (ou Nizarites) était le nom donné à une secte chiite ismaélienne qui a existé entre le XIe et le XIIIe siècle. Ils pratiquaient l’assassinat politique et se logeaient dans la forteresse d’Alamut. Ils disparaissent lors de la prise de la forteresse par les Mongols en 1256, même s’il en reste des résurgences jusqu’au XIVe siècle. 2 elle pas bonne pour nous servir de siège, quand nous allons entrer pour si longtemps dans son sein ? » Ils se retirèrent plein d’admiration. L’Occident et l’Orient s’étaient entendus. Il fallait pourtant que la croisade s’accomplît. Ce vaste et multiple monde du Moyen Âge, qui contenait en soi tous les éléments des mondes antérieurs, grec, romain et barbare, devait ainsi produire toutes les luttes du genre humain. Il fallait qu’il représentât sous la forme chrétienne, et dans des proportions colossales, l’invasion de l’Asie par les Grecs et la conquête de la Grèce par les Romains, en même temps que la colonne grecque et l’arc romains seraient reliés et soulevés au ciel, dans les gigantesques piliers, dans les arceaux aériens de nos cathédrales. Il y avait longtemps que l’ébranlement avait commencé. Depuis l’an 1000 surtout, depuis que l’humanité croyait avoir une chance de vivre et espérait un peu, une foule de pèlerins prenaient un bâton et s’acheminaient, les uns à Saint-Jacques, les autres au Mont- Cassin, aux Saints-Apôtres de Rome, et de là à Jérusalem. Les pieds y portaient d’eux-mêmes. C’était un dangereux et pénible voyage. Heureux qui revenait ! plus heureux qui mourait près du tombeau du Christ, et qui pouvait lui dire selon l’audacieuse expression d’un contemporain : « Seigneur, vous qui êtes mort pour moi, je suis mort pour vous ! » Les Arabes, peuple commerçant, accueillaient bien d’abord les pèlerins. Les Fatemites d’Egypte, ennemis secrets du Coran, les traitèrent bien encore. Tout changea lorsque le calife Hakem, fils d’une chrétienne, se donna lui-même pour une incarnation. Il maltraita cruellement les chrétiens qui prétendaient que le Messie était déjà venu, et les Juifs qui s’obstinaient à l’attendre encore. […] Mais on ne pouvait donner ainsi le change à la conscience religieuse du peuple, ni le détourner du saint tombeau. Dans les extrêmes misères du Moyen Âge, les hommes conservaient des larmes pour les misères de Jérusalem. Cette grande voix qui en l’an 1000 les avait menacés de la fin du monde se fit entendre encore, et leur dit d’aller en Palestine pour s’acquitter du répit que Dieu leur donnait. Le bruit courait que la puissance des Sarrasins avait atteint son terme. Il ne s’agissait que d’aller devant soi par la grande route que Charlemagne avait, disait-on, frayée autrefois, de marcher sans lasser vers le soleil levant, de recueillir la dépouille toute prête, de ramasser la bonne manne de Dieu. Plus de misère ni de servage ; la délivrance était arrivée. Il y en avait assez dans l’Orient pour les faire tous riches. D’armes, de vivres, de vaisseaux, il n’en était besoin ; c’eût été tenter Dieu. Ils déclarèrent qu’ils auraient pour guides les plus simples créatures, une oie et une chèvre. Pieuse et touchante confiance de l’humanité enfant. Un Picard, qu’on nommait trivialement Coucou Piètre (Pierre-Capuchon, ou Pierre l’Ermite, à cucullo3), contribua, dit-on, puissamment par son éloquence à ce grand mouvement du peuple. Au retour d’un pèlerinage de Jérusalem, il décida le pape français Urbain II à prêcher la croisade à Plaisance, puis à Clermont (1095). La prédication fut à peu près inutile en Italie ; en France tout le monde s’arma. Il y eut au Concile de Clermont quatre cents évêques ou abbés mitrés. Ce fut le triomphe de l’Église et du peuple. Les deux plus grands noms de la terre, l’empereur et le roi de France, y furent condamnés ainsi que les Turcs, et la querelle des investitures mêlée à celle de Jérusalem. Chacun mit la croix rouge à son épaule ; les étoffes, les vêtements rouges furent mis en pièces et n’y suffirent pas. 3 La cuculle est un type de capuchon associé aux moines au Moyen Age. 3 Ce fut alors un spectacle extraordinaire, et comme un renversement du monde. On vit des hommes prendre subitement en dégoût tout ce qu’ils avaient aimé. Leurs riches châteaux, leurs épouses, leurs enfants, ils avaient hâte de tout laisser là. Il n’était besoin de prédications ; ils se prêchaient les uns les autres, dit le contemporain, et de parole et d’exemple : « C’était, continue-t-il, l’accomplissement du mot de Salomon : Les sauterelles n’ont point de rois, et elles s’en vont ensemble par bande. Elles n’avaient pas pris l’essor des bonnes œuvres, ces sauterelles, tant qu’elles restaient engourdies et glacées dans leur iniquité. Mais dès qu’elles se furent échauffées aux rayons du soleil de la justice, elles s’élancèrent et prirent leur vol. Elles n’eurent point de roi ; toute âme fidèle prit Dieu seul pour guide, pour chef, pour camarade de guerre… Bien que la prédication ne se fût fait entendre qu’aux Français, quel peuple chrétien ne fournit aussi des soldats ? Vous auriez vu les Ecossais couverts d’un manteau hérissé, accourir du fond de leurs marais… Je prends Dieu à témoin qu’il débarqua dans nos ports des barbares de je ne sais quelle nation ; personne ne comprenait leur langue : eux, plaçant leurs doigts en forme de croix, ils faisaient signe qu’ils voulaient aller défendre la foi chrétienne.[…] » Le peuple parti sans attendre, laissant les princes délibérer, s’armer, se compter ; les hommes de peu de foi ! Les petits ne s’inquiétaient de rien de tout cela : ils étaient sûrs d’un miracle. Dieu en refuserait-il un à la délivrance du saint sépulcre ? Pierre l’Ermite marchait uploads/Geographie/ croisades-michelet-corrige.pdf
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- Publié le Jul 31, 2022
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