De la marchabilité des espaces publics urbains par Jérémy Gaubert ATELIER 1 : A
De la marchabilité des espaces publics urbains par Jérémy Gaubert ATELIER 1 : Aménager la ville accueillante. Quels aménagements pour ménager le piéton ? À partir de l’expérience de la marche dans ces traits fondamentaux, la marchabilité revêt un nouveau sens : celui d’une hospitalité des espaces publics. Ce soin envers le piéton nous conduit à passer d’une logique de l’aménagement à celle du ménagement que nous décrivons comme un accueil et une invitation à la déambulation pédestre. La marchabilité relève alors d’une éthique et d’esthétique des espaces urbains qui vise la richesse sensorielle, la dynamique spatiale et le lien à l’altérité. Si les espaces urbains recouvrent désormais presque entièrement le territoire, cette extension ne s’est malheureusement pas accompagnée d’une urbanité des espaces envers les piétons. Des décennies d’aménagements d’espaces publics principalement focalisées sur la circulation automobile ont rendu nombre d’espaces urbains hostiles à la marche. Aménager la ville accueillante pour les piétons est un enjeu contemporain majeur d’autant que la déambulation pédestre regagne son prestige par une diversité d’intermédiaires telle que la littérature sur les voyages à pied, les études épidémiologiques sur la sédentarité ou encore par la promotion qu’en font ceux qui pratiquent cette activité. Toutefois, l’attrait que peut porter la marchabilité suppose un questionnement sur ce terme afin d’éviter, si je puis dire, que l’on adapte la ville à la marche comme on l’a adaptée à l’automobile… Afin de questionner les différents sens que peut prendre le marchable, je propose de partir de la richesse de l’expérience de la marche et de ce que j’appelle les dimensions de la déambulation – le Sentir, le Se mouvoir et le S’émouvoir – puisque, nous le verrons, chacune d’elle révèle une des multiples facettes de la marchabilité. D’abord le Sentir qui n’est pas l’olfaction mais l’ensemble du contact sensoriel que nous éprouvons : le Sentir est cette relation entre le soi et le monde et le mode de qualification de l’un par rapport à l’autre. De fait en marchant, le sentir s’active, nous entrons dans une relation avec notre environnement où chacun des six sens s’aiguise – il y a les cinq sens que chacun connaît auquel nous pouvons ajouter, avec Alain Berthoz (2016), la kinesthésie : le sens du mouvement. Lors des randonnées ce sont ces impressions qui nous restent : tel panorama, telle ambiance forestière, telle dureté du sol, telle douceur du vent… Considérant avec David Le Breton (2012) que « la marche est d’abord un art des sens », les espaces urbains marchables sont ceux qui proposent aux piétons une richesse sensorielle. Au travers de la palette de couleurs, de matières, de formes, d’odeurs, de goûts, ou encore de sons se joue la marchabilité des espaces publics. Ici, la marge de progression est grande tant la monotonie, l’uniformité et de manière générale la répétition abondent dans la ville contemporaine. S’il est rare que cette problématique soit abordée directement, les approches de la fabrication de la ville reposant sur la végétalisation permettent, grâce à l’allure changeante des plantes tant par la saisonnalité que par leur croissance, des expériences esthétiques variés d’un même espace. Cependant, la minéralité recèle également une grande diversité et participe de la marchabilité de par la poétique de la matière qu’elle inspire. Ce que je décris ici est la nécessité pour nos espaces urbains d’une esthétique au double sens de ce mot, le premier étymologique de ce qui nous parvient par les sens, et le second, d’une recherche de la beauté. Ensuite marcher c’est Se mouvoir, il est alors question d’itinéraire, on peut passer par ici ou par là, mais aussi de nos comportements : on peut marcher la tête haute ou longer les murs… Le Se mouvoir indique toujours des directions de sens à la fois internes et externes, celle à laquelle l’espace peut nous inviter, tel chemin nous appelle ou non, et celle produite par notre propre allant envers le monde. A ce niveau, la marchabilité procède du climat formé par la rencontre du marcheur avec son espace, et si l’humeur de chacun est variable, les espaces urbains peuvent, par leurs compositions, nous convier à des mouvements d’approche ou d’éloignement, d’élancement ou de retenue… Pour cela, il est nécessaire que les espaces soient accessibles, c'est-à-dire publics et cet aspect devient un enjeu à l’heure où prolifèrent encore les enclaves commerciales, industrielles et également résidentielles, car tous ces espaces clos constituent autant d’entraves à la continuité des cheminements piétons et donc à la marchabilité. Cependant, pour l’espace, être accessible n’est pas suffisant, sa constitution doit également devenir une véritable invitation à la déambulation, une sorte de mobilité des lieux faite d’un accueil inconditionnelle et d’une dynamique de l’espace. Pour comprendre cette dynamique des architectures et des paysages de nos villes, rappelons-nous combien les espaces et leurs ambiances façonnent notre expérience et comment ils peuvent nous assigner à un emplacement ou au contraire constituer une échappée vers le monde ou vers soi : une ouverture. Enfin, le S’émouvoir qui relève de la tonalité affective induite par chaque situation et où concourt la tension des espaces décrite dans le Se Mouvoir et l’expérience esthétique du Sentir. Dans le S’émouvoir, il y a concordance des deux dimensions et celle-ci forme un entremêlement du marcheur et de son environnement. Pour illustrer cette intrication, pensons au marcheur décrit par Pierre Sansot (1973) dans la Poétique de la ville pour qui : « Le promeneur qui aime, qui connait une ville, confond sa propre circulation et celle de son corps ». À partir de cette expérience de la marche, nous faisons de la marchabilité une résultante d’une communication et d’un échange entre le moi et le monde, dans une compréhension mutuelle où le dedans existe par le dehors et inversement, chaque côté se transformant au contact de l’autre. Pour que cette rencontre ait lieu, l’espace public doit s’adresser à ceux qui y prennent place : son échelle doit donc être humaine pour reprendre Jan Gehl (1987) mais, de plus, cette invitation de l’espace envers les piétons suppose une forme de disponibilité qui renvoie à une logique de la relation où chacun, chacune, est accepté et peut exister en lui-même. La marchabilité des espaces relève alors de tout ce qui tisse ces liens entre les piétons et avec leurs lieux, elle ouvre le possible de l’habitation, comprise dans son sens existentiel d’une présence à l’autre, aux autres et aux choses. Dès lors, la marchabilité invite à passer d’une logique de l’aménagement à celle du ménagement. Elle propose de faire place aux piétons par un accueil et une hospitalité de l’expérience de la marche dans toutes ses dimensions. Visant la résonance de chacun avec les autres et les lieux, la marchabilité suppose l’accueil de l’imprévu et de la surprise par lequel nous arrive l’événement de l’habitation. Le ‘ménageur’ recherche alors ce que nous pouvons appeler la puissance d’ouverture des lieux, c'est-à-dire qu’il se propose de prendre soin de ces moments de présence. Entrer dans une logique du soin ne consiste pas à dispenser un soin, il s’agit toujours d’inventer une relation de l’ordre du soin (Worms, 2013). Pour l’exprimer avec Gaston Bachelard (1957), le ‘ménageur’ sait que l’espace physique est « dynamogénique », et que le monde est un « catalyseur d’onirisme » ; par conséquent, qu’il lui incombe de choyer cette puissance, cette relation de l’être-au-monde. Le « ménageur », ce marcheur, est cet habitant soucieux de l’habitabilité, il tente d’accompagner les espaces publics afin de maintenir et parfois de réveiller le possible son habitation. Bibliographie : Bachelard, Gaston, (1957) La poétique de l’espace, [2011], Paris, Presses universitaires de France. Berthoz, Alain, (2016) « La marche, le cerveau et l’espace », in Amar, Chardonnet- Darmaillacq et Apel-Muller (dir.), Le génie de la marche : poétique, savoirs et politique des corps mobiles, Paris, Hermann. Gaubert, Jérémy, (2021) Philosophie du marcheur, essai sur la marchabilité en ville, Paris, Éd. Terre Urbaine. Gehl, Jan, (1987) Cities for people [Pour des villes à échelle humaine], [2012], Montréal, Éditions Écosociété. Le Breton, David, (2012) Marcher : éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié. Sansot, Pierre, (1973) Poétique de la ville, [2004], Éd. de poche, Paris, Payot & Rivages. Worms, Frédéric, (2013) « Le soin comme orientation éthique et politique dans le moment présent », in Chagnon, Dallaire, Espinasse et Heurgon (dir.), Prendre soin : savoirs, pratiques, nouvelles perspectives, Paris, Hermann. uploads/Geographie/ de-la-marchabilite-jeremygaubert.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 05, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3464MB