Communications Lettres parisiennes Nancy Huston, Leila Sebbar Citer ce document

Communications Lettres parisiennes Nancy Huston, Leila Sebbar Citer ce document / Cite this document : Huston Nancy, Sebbar Leila. Lettres parisiennes. In: Communications, 43, 1986. Le croisement des cultures. pp. 249-265; doi : 10.3406/comm.1986.1650 http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1986_num_43_1_1650 Document généré le 21/03/2017 Nancy Huston et Leïla Sebbar Lettres parisiennes * Le Sélect, le 11 mai 1983 Nancy, Voici pour moi, et sans que je Taie cherché ni provoqué, comme de soi-même, le signe tangible, concret, matériellement voluptueux de l'exil. Ce papier gaufré, qui ressemble au nylon cloqué des chemisiers que portaient nos mères dans les années 50, j'ai cru qu'il boirait toute l'encre et m'empêcherait de t'écrire. Chaque fois que j'ai à écrire dans un lieu public, le papier me manque. J'aime écrire dans les cafés, les brasseries, surtout aux heures vides de la matinée et de l'après-midi, quand les garçons traînent ou se reposent. Je demande du papier. Si c'est une grande brasserie on me donne du papier à en-tête sur lequel j'écris forcément une lettre d'amour et de connivence, toujours à la même personne, qui l'égaré quelques jours après — et que je repère justement à l'en-tête... Je la ramasse et je la mets dans un cahier d'écolier à couverture rouge qui me sert de journal intime ; mais ces temps derniers je m'aperçois que je bourre ce cahier de papiers de toutes sortes sans rien y écrire, et cela dure depuis bientôt six mois... Je te reparlerai du journal intime... Donc si je n'obtiens pas de papier du garçon, avec ou sans en-tête, c'est un morceau de nappe, des papiers- sucre, le dos de la note, qui ne suffisent jamais. Si la patronne l'autorise, j'ai droit, comme aujourd'hui, à un papier dentelé, neuf, à motif floral en relief: de toutes petites pâquerettes avec un cœur au rond agressif. Le garçon, sceptique, me tend la nappe pliée en deux, la patronne s'étonne, qu'est-ce que la cliente va en faire ? est-ce qu'elle récupère pour chez elle ? et moi je me précipite — pour ne pas laisser au garçon le temps de commentaires qui vont me perturber — sur le papier qui boit finalement et je ne peux écrire recto verso. Ces papiers * Deux femmes, nées à l'étranger et vivant à Paris, deux femmes écrivains, ont échangé des lettres sur le thème de l'exil. Extraits d'un livre paru aux Éd. Bernard Barrault en janvier 1986. 249 Nancy Huston et Leila Sebbar multiples, tous formats, toutes qualités, écrits dans tous les sens, souvent déjà utilisés, j'en ai partout, tout le temps, et j'aime en retrouver un, au hasard, le relire, pensant — il faut que je le garde... Il rejoindra, en attendant un emploi improbable, les autres bouts informes, n'importe où. Je crois que la mobilité de l'exil, je la retrouve aussi là, dans ces papiers instables, fébriles, empruntés dans le désordre aux lieux qui m'accrochent dans une ville. [...] Je n'aime pas voyager, mais j'aime les gares, les ports, les aéroports... ces lieux de circulation, de passage, où je peux comme dans une brasserie rester des heures sans projet, sans avoir à partir ou à revenir. Je regarde, j'écoute ou non, on ne me demandera rien et je ne me demanderai pas non plus pourquoi je suis là. Je m'incruste dans ces lieux publics, anonymes, où les codes en vigueur ne m'angoissent pas comme ceux des lieux mondains parisiens où je m'ennuie tellement... sauf si, par un renversement pervers, je me mets en position de passagère, à la lisière, comme sur le banc d'une gare. Je n'ai pas, après tant d'années, réussi à acquérir la souplesse, l'intelligence qui me permettraient la pratique efficace d'un certain nombre de codes sociaux, culturels, mondains, que je connais et qui me précipitent chaque fois dans un mutisme obstiné et stupide. Souvent, j'ai été frappée chez toi par cette capacité que tu as, je l'ai remarqué chez d'autres femmes en exil, celles qu'on appelait « les migrantes » à Histoires d'Elles, tu te rappelles, d'assimiler et d'utiliser les codes les plus complexes, sans s'y conformer totalement, sans servilité. Peut-être la différence tient-elle au fait que ces femmes, dont tu fais partie à mes yeux, ont été policées par des siècles de culture, culture d'origine européenne, j'entends, culture dominante, alors que les réfractaires dont je serais en partie — avec d'autres femmes du « tiers monde », pays en voie de développement, pays en sous- et en ma/-développement (je pense à Maria, à Yesa, à Aline la Martiniquaise...) — auraient été maladivement contaminées par les effets de la colonisation. Qu'en penses- tu ? [...] Leïla La rue des Rosiers, le 2 juin 1983 Chère Leïla, Contrairement à toi, je n'écris pour ainsi dire jamais dans les cafés, et cela par principe (certainement lié à mon « exil » à moi) : j'aurais peur de ressembler à une « Américaine à Paris », une de ces jeunes femmes qui me ressemblent trop, justement, avec leurs yeux si bleus et 250 Lettres parisiennes leur peau si maladivement saine, et que je vois attablées aux terrasses en train de griffonner ostensiblement dans leur journal intime (« Aujourd'hui : Mono, Lisa ») ou de remplir des aérogrammes (« Cher John, le croirais-tu ? Je t'écris depuis une terrasse de café à Montparnasse »). Toi, tu ne risques pas de tomber dans ce cliché-là — mais pourquoi ? Est-ce que tu porterais ton appartenance au Vieux Monde sur le visage, sur le corps ? C'est assez énigmatique... De même, ça a toujours été un mystère pour moi que les blue-jeans des Américains les trahissent en tant que tels, alors que des millions de jeunes Européens portent des blue-jeans eux aussi. Moi, je n'en porte pas. Et j'ai tendance à fuir ces créatures qui sillonnent Paris avec leur sac à dos en tissu orange synthétique : s'ils me demandent en anglais leur chemin, je leur réponds presque en chuchotant pour qu'on ne puisse pas, encore une fois, m'épingler comme « une de ces Américaines qui parlent haut ». (...) Même en admettant que, bien que canadienne, je sois américaine, c'est-à-dire née et élevée en Amérique du Nord, ce continent anglo- saxon, riche, et irrémédiablement moderne, je ne voudrais pas être repérée comme une « Américaine à Paris » ; les connotations de cette épithète me sont trop étrangères : bohème chère, vacances chic, épa- tement, éclatement, flâneries fîères le long des quais de la Seine, familiarité snob avec les vins des différentes régions (savais-tu que le mot français de « connaisseur » est repris tel quel par la langue anglaise ?)... Parce que je ne suis pas francophile. Depuis que je vis en France, je me suis presque fait un point d'honneur de ne pas apprendre à distinguer un bourgogne d'un bordeaux, de ne pas connaître le nom de tous les fromages, de ne pas visiter tous les châteaux de la Loire. La raison de ma présence ici, de mon exil volontaire, se situe sur un autre plan... que je vais tenter de définir, peu à peu, avec toi. Tu me connais depuis si longtemps que tu ne remarques probablement plus mon accent. Il n'en va pas de même du premier passant dans la rue. Quand j'essaie de décourager un dragueur, par exemple, ma prononciation imparfaite devient un prétexte pour relancer la conversation : «.Ah ! Vous êtes anglaise ? C'est votre premier séjour à Paris ? » L'autre jour, distraite, j'ai déposé trop ou trop peu de monnaie à la caisse d'un tabac ; une cliente française m'est venue immédiatement en aide en traduisant : « Seventeen francs and forty centimes » ; il ne me restait qu'à la remercier et à m'en aller, penaude. Or ça fait dix ans que je suis là. Je me souviens avoir trouvé pitoyable, petite, qu'un vieil ami hollandais de mes parents ne sût toujours pas prononcer correctement le r. Après tout, il n'avait qu'à imiter ses propres enfants ! A part moi, je l'accusais de mauvaise volonté. Les 251 Nancy Huston et Leïla Sebbar adultes me semblaient par définition supérieurs en tout aux enfants ; je ne savais pas que l'apprentissage des langues faisait exception à cette règle. Maintenant mon accent à moi aussi est là, inextirpable ; je sais que je ne m'en débarrasserai jamais. Il devient plus fort quand je suis nerveuse, quand je parle à des inconnus, quand je dois laisser un message sur un répondeur, quand je prends la parole en public. Si j'écoute ma voix enregistrée au magnétophone, j'entends exactement quels sons je déforme. Mais rien n'y fait, j'ai appris le français trop longtemps après ma langue maternelle ; il ne sera jamais pour moi une deuxième mère, mais toujours une marâtre. (Il m'est arrivé d'entendre mes propres textes en français lus à haute voix, et ce qui m'a le plus frappée, c'était que ces mots que j'avais pensés et écrits avec un accent pouvaient être dits avec une prononciation impeccable — ça ressemblait à du vrai français !) Mais mon accent, au fond, j'y tiens. Il traduit la uploads/Geographie/ huston-sebbar-lettres-parisiennes-histoires-d-x27-exil.pdf

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