t ETHNIES ET ÉTAT EN CôTE-D’IVOIRE JEAN-PIERRE CHAUVEAU, JEAN-PIERRE DOZON PROP
t ETHNIES ET ÉTAT EN CôTE-D’IVOIRE JEAN-PIERRE CHAUVEAU, JEAN-PIERRE DOZON PROPOS de la Côte-d’Ivoire, comme de l’Afrique contemporaine en général, il est d’usage d’opposer d’un côté les ethnies, de A l’autre la société globale en procès de modernisation et dont l’Etat serait la clef de voûte. Apparemment, cette façon d’opposer tradition et modernité ne manque pas d‘arguments. Nul ne peut nier en effet que les identités ethniques, revendiquées par les Ivoiriens eux-mêmes, colorent bien des conflits sociaux ou bien des enjeux politiques. Sous ce rapport, la Côte-d’Ivoire corrobore assez bien cette image d‘une Afrique en forme de mosaïque ethnique où le sentiment tribal semble concurren- cer, voire contrecarrer le processus de construction nationale. Mais, parallèlement, elle offre un tout autre visage: celui d’un pays en voie rapide de modernisation présentant tous les aspects d‘une vitrine de l’Occident et qui, pour cette raison, a suscité de nombreux commentaires, et des plus contradictoires. Pour certains observateurs, la croissance de la Côte-d’Ivoire est une réussite en ce que son régime, et tout particulièrement son président, F. Houphouët-Boigny, a su amplifier les mécanismes du libre-échangisme, développer les cultures d’exportation tout en attirant les capitaux étran- gers. Constat d‘ordre tout à la fois objectif et magique puisque la confluence des facteurs positifs se formule au bout du compte en termes de miracle (le fameux <{ miracle ivoirien B ) , comme si l’explication de ! a dite réussite tournait court pour se rabattre sur un ultime argument : le rôle providentiel joué par Houphouët-Boigny. Pour d’autres, critiques de l’impérialisme et du néo-colonialisme, cette réussite n’est qu’un faux-semblant : à les suivre, 1 5 cröissance ivoirienne serait largement illusoire, occultant un proc6ssus très réel de mal- développement )). Extravertie (S. Amin”), l’économie ivoirienne n’aurait d’autre destin que celui que les intérêts du a Centre)) lui assignent (notamment celui d’exporter des produits primaires) ; dépendant, l’Etat ivoirien n’aurait d‘autre autonomie que celle qui en fait un relais du néo-colonialisme français. Au miracle s’oppose donc le mirage ivoirien qui invite à concevoir l’après-Houphouët-Boigny (auteur présumé de l’un comme de l’autre) comme une période moins enchantée de mise en œuvre d’un véritable développement indépendant (développement autocentré). I1 ressort de cette brève présentation un télescopage d‘images qui ont pour propriété de s’appliquer bien évidemment 2 la Côte-d’Ivoire, mais de la priver simultanément de toute dimension qui lui appartienne en propre, de toute analyse des logiques et des processus qui ont façonné son identité et dont l’Etat contemporain est peu ou prou le dépositaire. * Voir les Références bibliographiques en fin d’article. 732 La Cöte-d’lvoire C‘est du reste le propre des théories dualistes que de manquer le Sujet (le pays) dont elles parlent. D’un côté, le poids des traditions, des ethnies, toutes choses qui relèvent de l’investigation, du savoir ethnologique ; de l’autre, les différentes sphères de la modernité (développement, urbani- sation, classes sociales, organisation et vie politique), généralement prises en charge par les sciences-économique et politique. Un certain liant, toutefois, corrige ce dualisme par trop tranché. I1 est généralement le fait des sociologues qui, inspirés en France par le travail novateur de G. Balandier, se sont appliqués à étudier les dynamismes à l’œuvre en Afrique Noire et à dialectiser quelque peu le couple tradition-modernité. C‘est ainsi que, dans le cadre de monographies ethniques, l’attention s’est portée sur les changements apparus depuis l’époque coloniale, sur les rapports qui se sont tissés entre telle ethnie, la société globale et l’Etat. Pour autant, ces monographies, aussi intéressantes et novatrices sont- elles, sont restées assez largement prisonnières de la problématique dualiste. Tradition et moderniti., ethnies et Etat sont donnés âu départ comme deux pôles antithétiques, relevant de sources historiques hétéro- gènes, et dont la rencontre depuis la colonisation a immanquablement engendré des configurations sociales hybrides. Un tel présupposé a permis sans conteste de disposer d’une somme importante de connaissances relatives à la Côte-d’Ivoire, mais n’a pas permis, en revanche, de dépasser l’effet de juxtaposition qui en découle ; comme si la Côte-d’Ivoire était impensable en elle-même, hormis les facteurs exogènes qui ont fait d’elle moins une entité à part entière qu’un ensemble de milieux sociaux plus ou moins affectés par la modernité. En nous démarquant d‘un tel présupposé, on se propose donc de présenter et d’articuler les points d’ancrage par où une identité ivoirienne est discernable et l’Etat contemporain analysable. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de traiter de l’Etat ivoirien dans les termes habituels de la sociologie politique. Car, avant de pouvoir se prononcer sur la nature du régime ivoirien, le système clientéliste et (( néo-colonial ) > mis en place par Houphouët-Boigny (autant d’objets en eux-mêmes tout à fait pertinents), il nous paraît prioritaire de porter sur 1’Etat contempo- rain un regard généalogique. De quoi est-il le dépositaire ? Ce qui incite à nous interroger sur l’identité de Ia Côte-d’Ivoire. De quoi est-elle faite ? Chercher de quoi la Côte-d’Ivoire est faite, c’est bien évidemment rencontrer la colonisation française qui en a tracé les frontières et, dans ce cadre, a procédé à sa ((mise en valeur )), bouleversant le cours des sociétés locales. Sous ce rapport, on dispose de nombreuses données concernant la violence (il y eut en Côte-d’Ivoire une véritable conquête militaire) et le despotisme qui ont présidé à l’instauration de l’ordre colonial. On sait, par ailleurs, que sous sa gouverne s’est développée une économie de plantation (sur la base du cacao et du café) qui n’a guère d‘équivalent en Afrique (si ce n’est au Ghana) et sur laquelle la CÔte- d’Ivoire vit toujours pour une large part. Faut-il croire, comme l’ont ’ écrits maints commentateurs, que cette économie démontre l’efficacité des dispositifs de contrainte mis en ceuvre par le colonisateur. A notre Jean-Pierre Chauveau, Jean-Pierre Dozon sens, c’est une chose que de décrire des procédures politico-administra- tives de l’Etat colonial, une autre que d‘évaluer leur efficacité ; car, en la matière, les tours et les contours de la domination, dès lors qu’on les examine de près, ne laissent pas de corriger, voire de démentir l’historio- graphie officielle. Ainsi, contrairement aux thèses en vigueur (qu’elles en soulignent les bienfaits ou les méfaits), le développement de l’économie de plantation n’est pas un pur produit de la contrainte coloniale. Si la circonstance du commencement de cette économie est sans conteste imputable à l’initiative européenne, sa dynamique a largement appartenu aux populations ivoiriennes. Le rôle de l’Etat colonial ne fut pas, pour autant, nul, loin s’en faut. Mais c’est au niveau des effets inintentionnels de son action, agissant sur les cadres généraux de la production, que l’on peut en évaluer le véritable impact. Parmi ces effets, il en est un tout à fait décisif: la structuration de la colonie ivoirienne autour d’une arboriculture dont les processus d‘expansion ont simultanément engendré des disparités régionales. Nous entrevoyons ainsi en quoi l’économie de plantation fournit un cadre privilégié pour nouer les fils d‘une histoire proprement ivoirienne ; histoire où certes figure en bonne place l’Etat, mais qui fait simultanément découvrir les capacités d’autonomie des populations locales. On ne saurait expliquer autrement pourquoi, dans les années 1940, des forces sociales ivoiriennes se sont heurtées à un Etat colonial devenu inapte à assumer cette économie de plantation (( indi- gène)) dont il avait été, pourtant, au début du siècle, le promoteur. Un second renversement de perspective anime notre démarche et autorise une critique plus globale des approches dualistes. Moins efficace qu’on ne l’a CN dans le développement de l’économie de plantation, 1’Etat colonial s’est révélé en revanche très présent sur le terrain des identités ethniques considérées généralement comme les héritières dès promotions culturelles précoloniales. Présent signifie très précisément ceci : en tant qu’inscriptions cartographiques correspondant chacune à un territoire et à un nom, les ethnies de Côte-d’IvQireparticipent autant du travail d’ethnographe de l’Etat colonial que de réalités qui auraient préexisté à son instauration. Une telle assertion ne veut pas dire que les administrateurs coloniaux ont créé de toutes pièces les ethnies ivoi- riennes ; elle indique simplement que la manière selon laquelle ils les ont identifiées et classées dénote une part importante d’arbitraire véhiculant des représentations dont l’Etat colonial avait besoin pour contrôler le territoire et pour légitimer ses pratiques d’intervention et de mise en valeur (certains administrateurs ont du reste explicitement reconnu cette part d‘arbitraire). Comprises de la sorte dans un système de représen- tations à la mesure du territoire ivoirien, les ethnies ont partie liée avec 1’Etat colonial et à travers lui, prennent sens les unes par rapport aux autres. Double renversement de perspective donc, qui évoque sans doute les ruses ou les paradoxes de l’histoire, mais laisse percevoir de quoi la Côte-d’Ivoire est faite et 1’Etat contemporain le dépositaire (ce que le dualisme n’autorise pas); il met en scène une intrigue à trois ((person- nages ) ) , les ethnies, l’Etat colonial, l’économie de plantation ; intrigue où ces <(personnages)) jouent des rôles quelque peu déplacés au regard 734 La Côte-d’Ivoire des analyses habituelles et composent ensemble la trame d‘une société et d’une identité ivoirienne. De cette intrigue riche en rebondissements on retiendra quelques uploads/Geographie/ peuples-de-cote-divoire.pdf
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- Publié le Jan 22, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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