Originalité et Posterité : L’Ausdehnungslehre de Hermann Günther Grassmann (184
Originalité et Posterité : L’Ausdehnungslehre de Hermann Günther Grassmann (1844) Jean–Luc Dorier Laboratoire Leibniz 46, Ave F. Viallet F-38 031 Grenoble Cedex Tel : 04 76 57 47 84 — Fax : 04 76 57 46 02 e-mail : jean-luc.dorier@imag.fr Résumé. Le but de cet exposé n’est pas de donner une présentation exhaus- tive du traité de Grassmann, mais plutôt d’en donner certaines clefs de lecture. Le contenu mathématique à proprement parler n’est, au demeurant, qu’effleu- rer. Après une brève présentation de l’homme et du contexte mathématique de l’époque, nous nous intéressons à l’influence que Justus Grassmann, le père de Hermann a pu avoir sur l’œuvre mathématique de son fils. L’une des princi- pales difficultés de l’Ausdehnungslehre reste sa dimension philosophique, nous l’abordons à travers une présentation de l’introduction et de l’influence de Friedrich Schleiermacher. Enfin, nous montrons comment les positions philo- sophiques de Grassmann opèrent sur le contenu mathématique, en analysant en détail les huit premiers paragraphes de son œuvre, qui non seulement fondent la théorie mais présentent l’équivalent des concepts modernes de base et de dimension. Philosophia Scientiæ, 4 (1), 2000, 3–45. 4 Jean–Luc Dorier Introduction L’histoire des mathématiques ne manque certainement pas d’exemples de découvertes géniales qui ne furent pas estimées à leur juste valeur en leur temps. Dans cette longue liste cependant, l’Ausdehnungslehre 1 de Hermann Günther Grassmann (1809-1877) se distingue autant par l’am- pleur de son incapacité à infiltrer le monde mathématique de son temps que par l’ampleur de son génie. En effet, Grassmann en 1844 met en place une théorie entièrement nouvelle, très générale ; la géométrie dont elle s’inspire n’en est qu’une application. Cette théorie contient de façon explicite et générale quasiment tous les résultats qui font aujourd’hui l’algèbre linéaire de dimension finie, alors qu’il faudra attendre 1920 en- viron pour que la théorie moderne des espaces vectoriels prenne son essor. De plus, les concepts proposés par Grassmann permettent un traitement unifié des aspects affines, vectoriels et projectifs de la géométrie (qui ne se limite bien sûr pas ici à trois dimensions). Enfin les produits exté- rieurs et régressifs, invention la plus originale de Grassmann, ont donné naissance près d’un siècle plus tard à l’algèbre extérieure et au calcul ten- soriel mis au point par Elie Cartan (1922) et aux fondements de l’algèbre multilinéaire tels que l’a mise en place Nicolas Bourbaki (1948). Plus ré- cemment encore, Gian Carlo Rota et al. (1985) ont proposé une nouvelle approche de l’algèbre extérieure, plus fidèle aux idées de Grassmann, et qui permet de mieux comprendre la résolution de nombreux problèmes. Ces travaux récents ont montré que l’Ausdehnungslehre n’avait pas fini d’inspirer les théories les plus contemporaines. On ne peut donc nier une forme de génie à l’œuvre mathématique de Grassmann. Le but de cet exposé n’est pas d’en donner une présentation exhaustive. Je ne ferai, au demeurant, qu’effleurer le contenu mathéma- tique à proprement parler 2. Après avoir brièvement présenté l’homme 3, j’esquisserai le contexte mathématique de 1844 de façon à mieux situer 1. En français, Théorie de l’Extension, ou Science de la Grandeur Extensive, comme Dominique Flament le propose dans sa traduction [Flament1994]. 2. Pour un survol de ce contenu mathématique, on pourra se reporter au para- graphe sur Grassmann contenu dans l’article “Nombres Complexes” écrit par Elie Cartan pour l’Encyclopédie des Sciences Mathématiques Pures et Appliquées (cf. Bibliographie). Par ailleurs j’ai donné en référence un certain nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à Grassmann : [Châtelet 1992], [Fearnley-Sander 1979 et 1982], [Flament 1992], [Lewis 1977 et 1981], [Otte 1989], [Schubring 1996], [Zaddach 1994] et [Dorier 1996 et 1997b]. 3. On trouvera en annexe un résumé biographique et le lecteur intéressé pourra consulter la biographie très complète de Friedrich Engel : Grassmanns Leben (1911) insérée dans la deuxième partie du troisième volume des œuvres complètes de Grass- mann (1894-1911), ou encore, la préface de la traduction française de l’Ausdehnungs- lehre par Dominique Flament (1994). L’Ausdehnungslehre de Hermann Günther Grassmann (1844) 5 l’Ausdehnungslehre. J’examinerai ensuite succinctement l’influence que Justus Grassmann, le père de Hermann a pu avoir sur l’œuvre mathéma- tique de son fils. J’en viendrai ensuite à ce qui est l’une des originalités les plus frappantes de l’Ausdehnungslehre, son contenu philosophique, à travers une présentation de l’introduction et de l’influence de Fried- rich Schleiermacher. Enfin, j’essaierai de montrer comment les positions philosophiques de Grassmann opèrent sur le contenu mathématique, en analysant en détail les huit premiers paragraphes de son œuvre, qui non seulement fondent la théorie mais présentent l’équivalent des concepts modernes de base et de dimension. Grassmann et les Mathématiques de son Temps Ce qui caractérise Grassmann en tant que mathématicien, c’est avant tout le fait qu’il soit entièrement autodidacte. Il ne semble avoir jamais suivi aucun cours de mathématiques ni même de physique et son seul maître fut son père (auquel le paragraphe suivant sera consacré). Engel, qui a édité ses œuvres et écrit sa biographie est très admiratif sur ce point : “Seul un esprit d’une force extraordinaire et d’une originalité de penser était capable d’une telle performance, de même que seule l’existence d’une disposition tout exceptionnelle pour les mathé- matiques rend le fait concevable. . . Grassmann a pu se former comme mathématicien, tout à fait par lui-même, par la seule étude de quelques traités et par ses propres réflexions.” [Grassmann (1894/ 1911), 3(2) :75]. 4 Par ailleurs, Grassmann a suivi une formation universitaire axée sur la théologie et les langues classiques. Il en gardera une culture et un pen- chant pour la philosophie, on verra plus loin comment Friedrich Schleier- macher qui avait été son professeur à Berlin a influencé son approche des mathématiques et des sciences en général. De plus, son goût des langues le poussera à étudier de nombreuses langues anciennes (Sanscrit, Gothique, Lithuanien, vieux Prussien, vieux Persan, Slovaque religieux etc.. . .). Il consacrera d’ailleurs une grande partie de sa vie profession- nelle à des travaux de linguistique, qui lui vaudront plus de renommée que son œuvre mathématique. Notamment sa traduction du monumental Rigveda (équivalent de la bible écrit en Sanscrit) associée à son diction- naire en 6 volumes est encore utilisée aujourd’hui. Grassmann gagne aussi une notoriété, qui lui sera accordée de son vivant, pour ses travaux 4. La traduction française provient de [Flament 1994, préface, 10]. 6 Jean–Luc Dorier de physique (dans lesquels on retrouve des applications de l’Ausdehn- ungslehre) notamment sur l’électrodynamique, la théorie des couleurs, l’acoustique et l’optique élémentaire. On voit donc que Grassmann est éclectique et que sa carrière scien- tifique a été fructueuse au–delà des seules mathématiques. Enfin, il s’est beaucoup intéressé à l’enseignement et a publié divers manuels destinés à la formation des enseignants tant en mathématiques qu’en physique ou en linguistique. Cependant, il n’a jamais réussi à obtenir un poste universitaire, mal- gré plusieurs tentatives et a fini sa carrière comme professeur au lycée de Stettin, où il a enseigné pratiquement toutes les disciplines, suivant en cela les pas de son père Justus Grassmann. Il s’est souvent plaint de cet état de fait, comme d’un handicap majeur à pouvoir mener à bien ses ambitions scientifiques, par manque de temps. L’Ausdehnungslehre touche à la géométrie, mais elle propose en fait une théorie mathématique entièrement nouvelle 5 permettant, entre autres, par ses applications à la géométrie de réconcilier les méthodes synthé- tique et analytique. De fait, l’œuvre de Grassmann répond, tout en les dépassant, à des préoccupations de son époque. La méthode analytique, mise au point indépendamment par René Descartes (1637) et Pierre de Fermat (1643), permit d’introduire en géo- métrie la performance du calcul algébrique. “Tous les problèmes de géométrie peuvent facilement se réduire à des termes tels qu’il n’est besoin par la suite que de connaître la longueur de quelques lignes droites pour les construire. Et comme toute l’arithmétique n’est composée que de quatre ou cinq opérations qui sont, l’addition, la soustraction, la multipli- cation, la division et l’extraction de racines, qu’on peut prendre pour une espèce de division, de même n’a-t-on autre chose à faire en géométrie, en ce qui concerne les lignes qu’on cherche, pour les préparer à être connues, que d’en ajouter d’autres ou d’en ôter. Ou bien en ayant une, que je nommerai l’unité pour la rapporter 5. Le titre exact de l’ouvrage qu’il publie en 1844 est :«Die lineale Ausdehnungs- lehre, eine neuer Zweig der Mathematik, dargestellt und durch Anwendungen auf die übrigen Zweige der Mathematik, wie auch auf die Statik, Mechanik, die Lehre vom Magnetismus und die Krystallonomie erläutert» [La Théorie Réglée de l’Extension, une Nouvelle Discipline Mathématique, Représentée et Illustrée par des Applications aux autres Disciplines Mathématiques, de même qu’à la Statique, à la Mécanique, à la Théorie du Magnétisme et à la Crystallographie]. Il se présente comme la première partie de L’Ausdehnungslehre, dont Grassmann n’écrira jamais la deuxième moitié, qui aurait dû porter essentiellement sur les concepts de rotation et d’angle. Une erreur de traduction à ne pas commettre et qui m’a été signalée par Gert Schubring, consisterait à traduire «lineale» par linéaire. L’Ausdehnungslehre de Hermann Günther Grassmann (1844) 7 d’autant uploads/Geographie/ sur-grassmann-2.pdf
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- Publié le Mar 15, 2022
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