QU’EST-CE QUI EST ESTHÉTIQUE DANS L’ESTHÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE ? Patricia Limi

QU’EST-CE QUI EST ESTHÉTIQUE DANS L’ESTHÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE ? Patricia Limido Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique » 2018/2 n° 22 | pages 75 à 86 ISSN 1969-2269 ISBN 9782130802297 DOI 10.3917/nre.022.0075 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2018-2-page-75.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Nathalie Blanc, « Éthique et esthétique de l’ environnement », EspaceTemps.net, 31 janvier 2008 ; <http://espacestemps.net/ document4102.html> ; « Vers une esthétique environnementale, le tournant pragmatiste », Natures, Sciences, Sociétés, 2009/3, vol. 17, p. 285-292 ; Les Formes de l’ environnement. Manifeste pour une esthétique politique, Genève, MétisPresses, 2016. 3. Émily Brady, « Vers une véritable esthétique de l’ environnement, L’ élimination des frontières et des oppositions dans l’ expé­ rience esthétique du paysage », in Cos­ mopolitiques, n° 15, Esthétique et espace public, 2007, p. 68. PATRICIA LIMIDO Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? Née dans les années quatre-vingt-dix dans le monde anglo-saxon et largement inspirée par la philosophie analytique, l’ esthétique environnementale se fonde sur la volonté d’ étendre l’ esthétique hors du domaine de l’ art pour l’ ouvrir à l’ ensemble de la nature et des environnements. Cette perspective implique de renoncer au modèle privilégié de l’ objet artistique unitaire, complet et autonome pour se tourner vers une expérience plus large, relative à un objet plus vaste, mobile, n’ offrant ni cadre, ni projet intentionnel. Cela implique donc de prendre la mesure des différences entre les objets que sont les œuvres d’ art et les objets que sont les environnements, par suite de repenser l’ appréciation esthétique à nouveau frais. En retour, l’ esthétique environnementale permettrait de réenvisager les productions artistiques sous ce nouvel éclairage, c’ est-à-dire relativement à leur place et à leur rôle dans le monde naturel et humain. L’ ensemble du monde de la vie, les disciplines et les pratiques qui s’ y rapportent se trouvent dès lors réinterrogés. Allen Carlson, un de ses principaux représentants, considère que l’ esthétique environnementale se diffuse dans l’ esthétique de la vie quotidienne, se tient à la frontière « des arts du jardin, de l’ aménagement et de l’ architecture [1] », et entre en relation avec l’ écologie, les théories du paysage et la géographie culturelle. C’ est également sur ce terrain que se déploient les études menées par Nathalie Blanc [2] articulant le politique et l’ artistique aux nouvelles exigences esthétiques de l’ aménagement urbain. Un double positionnement parcourt ce mouvement le divisant entre cognitivistes (Carlson) et non-cognitivistes (Berleant, Brady, Carroll) : ceux pour qui une appréciation esthétique de la nature passe par des connaissances issues des sciences naturelles, et ceux qui mettent l’ accent sur l’ implication sensorielle de l’ observateur. Emily Brady résume ainsi les tendances : « Il s’ agit d’ une approche esthétique qui, selon ses différentes formes, puise ses racines dans la connaissance écologique, l’ imagination, l’ émotion et une nouvelle compréhension de la nature comme porteuse de son propre récit [3]. » © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90) ÉTUDES | L’esthétique environnementale nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 | 76 4. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1984, § 2, p. 50. 5. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ­ ment. The Appreciation of Nature, Art and Architecture, Londres, Routledge, 2000. Introduction, p. xvii. Ce courant engage donc une pluralité de doctrines fédérées autour de cet axe commun qu’ il existe une expérience esthétique légitime en dehors de l’ art. Reste alors à déterminer les modalités de cette expérience élargie et comprendre en quoi il y va bien d’ une expérience esthétique. En effet, ces approches semblent remettre en cause les quatre modalités kantiennes de l’ expérience esthétique : « Est beau ce qui est reconnu sans concept, comme objet d’ une satisfaction désintéressée et nécessaire reposant sur l’ appréhension d’ une finalité sans fin. » C’ est surtout la dimension centrale du désintéressement et de la distance esthétique qui est mise à mal car si notre environnement devient objet esthétique, il est aussi le milieu dans lequel nous sommes impliqués en ce sens que nous avons des actions à y mener qui supposent des connaissances précises. Je vais donc reprendre les quatre moments kantiens pour déterminer en quoi ils se trouvent détournés, annulés ou réévalués. IMPLICATION, INTÉRÊT ET DÉTACHEMENT Les premières lignes de la Critique de la faculté de juger soulignent avec force la singularité du plaisir esthétique. Contrairement à l’ agréable, la satisfaction que procure le beau est désintéressée, c’ est-à-dire que l’ existence de l’ objet ne joue aucun rôle : « Pour jouer le rôle de juge en matière de goût il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’ existence de l’ objet, mais bien au contraire être indifférent en ce qui y touche [4]. » Or, il est immédiatement évident que l’ appréciation d’ un environnement ne peut que présupposer la position existentielle de ce milieu dans lequel nous sommes pris ; aucune suspension du jugement ne paraît ici envisageable. C’ est dans ce monde que nous vivons. Carlson fait clairement le point de ces différences fondamentales entre l’ objet artistique et l’ environnement : Nous sommes en tant qu’ appréciateurs immergés dans l’ objet que nous apprécions. Ce fait a de nombreuses conséquences : non seulement nous sommes dans ce que nous apprécions mais ce que nous apprécions est donc ce à partir de quoi nous apprécions. Si nous bougeons, nous bougeons à l’ intérieur de l’ objet de notre appréciation, et donc notre relation à lui change en même temps que l’ objet lui-même. Qui plus est, puisqu’ il nous entoure, l’ objet de notre appréciation a un impact sur tous nos sens. Selon la manière dont nous occupons cet environnement ou dont nous bougeons en lui, nous le voyons, l’ entendons, le sentons et, peut-être même, pouvons-nous le goûter. En bref, l’ expérience de l’ objet environnemental à partir de l’ appréciation duquel l’ appréciation esthétique doit être façonnée est d’ emblée intime, totale, englobante [5]. Plus encore, contrairement à l’ œuvre d’ art, l’ environnement est un objet en mouvement. Les variations climatiques, géologiques tout comme les modifications anthropiques (architecture, urbanisme, aménagement du territoire) le modifient sans cesse, au point qu’ il est un objet « sans frontière » : « Il n’ y a pas de limite à notre environnement, dès que nous bougeons il bouge avec nous et change, mais il n’ a pas de fin. » Enfin, l’ objet esthétique que peut être l’ environnement n’ est © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.27.96.90) nouvelle Revue d’esthétique n° 22/2018 | 77 Qu’ est-ce qui est esthétique dans l’ esthétique environnementale ? | PATRICIA LIMIDO 6. Arnold Berleant, « L’ esthétique de l’ art et de la nature » (1993), texte traduit dans Esthétique de l’ environnement. Appréciation, connaissance et devoir, Paris, Vrin, 2015, p. 107. 7. Arnold Berleant, « Environmental sensibi­ lity », in Studia phenomelogica, vol. 14, 2014, p. 17-23, p. 19. 8. Arnold Berleant, « L’ esthétique de l’ art et de la nature », op. cit., p. 87. 9. John Dewey, L’ Art comme expérience, Paris, Gallimard, Folio, 2012, p. 41. 10. Allen Carlson, Aesthetics and the Environ­ ment, op. cit., p. 7. 11. Je renvoie sur ce point à mon étude sur Mikel Dufrenne : « L’ art de la nature. Sur la possibilité d’ une expérience esthétique de la nature », in J.-B. Dussert et A. Jdey (dir.), Mikel Dufrenne et l’ esthétique, entre phéno­ ménologie et philosophie de la nature, Paris, PUR, 2016, p. 241-260. 12. John Dewey, L ’ Art comme expérience, op. cit., p. 96 sq. pas « cadré », ni dans le temps ni dans l’ espace comme le sont les œuvres, et il est uploads/Geographie/esthetique-environnementale.pdf

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