Yves Charles Morin Histoire des systèmes phonique et graphique du français 1 In

Yves Charles Morin Histoire des systèmes phonique et graphique du français 1 Introduction Ce chapitre examine l’évolution du système vocalique (limité aux voyelles toniques) et du système consonantique de la variété standard du français ainsi que la tradition orthographique qui s’est mise en place dans les textes qui nous sont parvenus. Cinq étapes ont été retenues pour illustrer la dynamique du changement: la période pré- littéraire (proto-français) et la fin des XIe, XIIIe, XVIe et XIXe siècles. Les trois premières périodes correspondent à des états de langue fortement reconstruits; ce n’est qu’à partir du XVIe siècle qu’apparaissent des descriptions plus ou moins fiables sur la qualité des sons de la langue qui permettent d’associer un contenu phonétique aux régularités graphiques et aux usages poétiques (assonances, rimes, mètres) observables dans les écrits des siècles antérieurs. 1.1 Les normes du français Il fait peu de doute qu’à partir du XIIe siècle, le «françois» de la cour des rois de France était la référence prestigieuse du «bon» langage, géographiquement associé, dans les témoignages qui ont survécu, à Paris, la capitale du royaume. Il est difficile, cependant, d’établir quelles étaient les relations entre la langue des grands du royaume, celle des paysans de l’arrière-pays ou encore celle des divers corps sociaux vivant à Paris, dont une grande partie était issue de l’immigration d’autres régions du royaume et même de l’extérieur (cf. Lodge 2004). Les descriptions phonologiques ou morphologiques de l’ancien français examinent normalement un état de langue reconstruit, qu’elles appellent «Old French» (Klausenburger 1970), «francien des XIIe et XIIIe siècles» (Herslund 1976:5), «francien de la fin du XIe siècle» (Walker 1981:6), «l’ancien français dit classique, des XIIe et XIIIe siècles» (Andrieux et Baumgartner, 1983:7), ou encore «l’ancien français […] langue autonome [avec] des variations géographiques [à ne] pas négliger» (Skårup 1994:5). La possibilité de reconstruire le «francien», terme créé récemment pour désigner le dialecte roman qui s’était développé dans l’Île-de-France et qui serait à la base de la langue standard, et sa pertinence pour l’histoire de cette langue ont été fortement remis en question récemment, peut-être pas toujours pour les bonnes raisons (cf. Lodge 2004:55–57). Même s’il existe des preuves d’une intense activité littéraire gallo-romane à partir de la seconde moitié du XIe siècle, aucun des textes qui nous sont parvenus ne peut être associé avec certitude à la langue parlée dans l’Île-de-France avant le XIIIe siècle (Zumthor 1973: §§ 247, 464), et même dans ce cas, ils ne survivent que dans des manuscrits plus récents plus ou moins remaniés. Pfister (1973:225–232), de même que Woledge et Short (1981) ne relèvent qu’une poignée de manuscrits connus antérieurs au XIIIe siècle pour l’ensemble de la production littéraire et légale du nord de la France, probablement tous rédigés dans des régions éloignées de Paris. En 1236, les manuscrits parisiens manquent toujours (Pfister 1993:19–23). La première charte parisienne écrite en français du corpus de Dees (1980) est datée de 1259, deux ou trois générations après l’implantation stable du vernaculaire dans les actes juridiques de Picardie et de Lorraine (Lusignan 2004:47–52) et de La Rochelle (Merisalo 1988:17). L’analyse présentée ici est non seulement succincte, mais ne peut être qu’une idéalisation qui, compte tenu des données lacunaires disponibles, doit se comprendre comme un schéma d’hypothèses qui devront être validées par l’examen plus précis de données déjà recueillies et, le cas échéant, de données nouvelles. 2 Yves Charles Morin 1.2 Les modèles phonologiques Typiquement une description phonologique comprend (1) un inventaire structuré et relativement abstrait d’unités phoniques, souvent appelées phonèmes (représentées entre barres inclinées), (2) des correspondances entre les unités abstraites et les sons, ou phones, qui correspondent à ces dernières dans la chaîne parlée (représentés entre crochets) et (3) les distributions des phonèmes dans le mot et dans la chaîne parlée. Si la distinction entre les deux niveaux de représentation est conceptuellement simple à concevoir, elle est parfois difficile à rendre, en particulier pour les descriptions historiques où les unités phonétiques reconstruites correspondent souvent à des familles de sons relativement approximatifs. Inversement, un certain nombre d’analyses «phonétiques» de l’ancien français, écrites avant la théorisation sur les niveaux de représentation phonologique, par ex. celle de Suchier (1893 [1906]), sont souvent quasi-phonologiques et isolent des unités phoniques relativement abstraites, essentiellement définies par leur pouvoir distinctif à la rime. Même si la plupart des modèles phonologiques partagent plus ou moins le schéma précédent, qui inclut deux niveaux de représentation et des correspondances entre ces niveaux, les analyses peuvent être radicalement différentes selon les divers principes de classement adoptés. Une diphtongue ou une voyelle nasale peuvent ainsi recevoir une interprétation monophonémique ou au contraire biphonémique, selon les critères distributionnels adoptés. On considère ainsi généralement que la diphtongue [ɛi̯] du mot anglais fate est la manifestation d’un phonème unique écrit /e/ ou /e͡ɪ/ (cf. Gimson 2001:98– 99, 130) et, au contraire, que la voyelle nasale [æ͂] de can’t [kʰæ͂t] dans certaines variétés de l’anglais comme une suite des deux phonèmes /æn/. Inversement, la diphtongue [ɛi̯] de l’ancien français primitif dans le mot fait est biphonématique dans l’analyse de Suchier (1893 [1906]) et la voyelle nasale [æ͂] du mot quinte [kæ͂t] en français moderne peut être, selon les choix d’analyse, /æ͂/, /ɛ͂/, /ɛn/ ou /in/. Les choix adoptés dans un certain nombre d’analyses phonologiques génératives conduisent à des représentations phonologiques du français moderne parfois très proches de celle du proto-français. Ainsi, l’analyse de Schane (1968) attribuerait aux formes quinte et soir du français moderne des représentations phonologiques voisines, sinon identiques, à celles que ce mot aurait eu en proto-français: /kʷintə/ et /seːr/; dans un tel cadre théorique, les changements phonologiques entre le proto-français et le français moderne affecteraient probablement plus les correspondances entre les deux niveaux de représentation, que l’inventaire structuré des phonèmes de la langue. Un grand nombre d’analyses adoptent aussi des stratégies de type «morphophonologiques» justifiant des représentations phonologiques relativement éloignées des représentations phonétiques pour rendre compte d’alternances non automatiques. Par exemple, Walker (1981:34–35) s’appuie sur les alternances du type voidons ~ vuident du verbe VUIDER, pour postuler une représentation phonologique /vɔjd-/ du radical de ce verbe, à laquelle correspondront vraisemblablement les allomorphes [vui̯ð-] et [vyi̯ð-], dans les formes fléchies [vui̯ˈðũns] ‘nous vidons’ et [ˈvyi̯ðə͂nt] ‘ils vident’ (cf. aussi Klausenburger 1970, 1974, Herslund 1976, Walker 1981, Andrieux et Baumgartner 1983, Skårup 1994). Nous adopterons ici une analyse phonologique relativement «concrète», qui ne se fonde pas sur les alternances. Elle est résolument interprétative, c’est-à-dire que nous présenterons les données sous leur forme phonétique reconstituée sans les détails allophoniques prévisibles ou, le plus souvent, inconnus pour ces époques reculées. Les valeurs distinctives et corrélatives des segments inventoriés apparaîtront en partie dans les tableaux et plus explicitement dans les discussions. Le lecteur ne devra pas s’offusquer des solutions pragmatiques adoptées lorsque les choix s’avèrent difficiles à justifier. 2 Le proto-français Il est pratique de postuler un état ancien, plus ou moins fictif, qu’on appelle proto-français à partir duquel on peut faire provenir l’ensemble des parlers romans d’oïl. Cet état de langue, s’il a jamais existé, se situerait pendant la période pré-littéraire et permet surtout de mettre Histoire des systèmes phonologique et graphique du français 3 en évidence la parenté entre les divers parlers français et les grandes lignes des divergences de leurs évolutions. 2.1 Système vocalique 2.1.1 Voyelles non composées i iː u uː e eː o oː ɛ i͡ɛ ɔ u͡ɔ a aː Le système des toniques non composées (ou monophonémiques) du proto-français résulte de la bipartition des sept voyelles simples [i, e, ɛ, a, o, ɔ, u] du roman commun en deux séries respectivement brèves dans les anciennes syllabes fermées et longues dans les anciennes syllabes ouvertes, p. ex.: pr.-fr. [iˈʦĕla], afr. (i)celle < ĔCCĬLLĂM, et pr.-fr. [ˈteːla], afr. teile, toile < TĒLĂM, et de la division des voyelles mi-ouvertes [ɛ, ɔ] du roman commun en deux séries: [ɛ, ɔ] et [i͡ɛ, u͡ɔ]. On note le maintien de l’articulation postérieure du [u] roman, comme on la reconstruit au moins pour l’ancien wallon liégeois (Remacle 1948:64– 67). L’adoption des diphtongues [i͡ɛ, u͡ɔ] dans ce système, par contre, présuppose leur régression ultérieure dans plusieurs régions d’oïl (en particulier certaines régions du Poitou, du Bourbonnais ou de la Franche-Comté). Les diphtongues [i͡ɛ, u͡ɔ] se sont probablement développées avant la bipartition des autres voyelles (ce dont il n’est pas tenu compte dans les études fonctionnelles sur l’évolution phonologique du français, cf. Morin 2003: 135–136). On peut les trouver dans des contextes où les autres voyelles ne se sont pas allongées, cf. [i͡ɛ] dans pr.-fr. [ˈvi͡ɛʎa], afr. vieille < VĔTŬLĂM, correspondant au [] bref de pr.-fr. [ˈsĕʎa], afr. seille ‘seau’ < SĬTŬLĂM, et [u͡ɔ] dans pr.-fr. [ˈmu͡ɔta], afr. muete ‘(é)meute’ < MŎVĬTĂM, correspondant au [] bref de pr.-fr. [ˈdŏta], afr. dote ‘doute’< DŬBĬTĂM. Il est fort probable que toutes les diphtongues [i͡ɛ] et [u͡ɔ] du protofrançais, quelles que soient leurs sources historiques, avaient acquis le même statut prosodique que les autres voyelles longues. On peut donc interpréter [i͡ɛ] et [u͡ɔ] comme les mises en son de phonèmes /ɛː/ et /ɔː/, permettant ainsi de généraliser le système d’opposition de durées uploads/Histoire/ 2006-histoire-phonologie-graphie-du-francais 1 .pdf

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  • Publié le Nov 01, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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