Michel de Certeau Ce que Freud fait de l'histoire. À propos de « Une névrose dé

Michel de Certeau Ce que Freud fait de l'histoire. À propos de « Une névrose démoniaque au XVIIe siècle » In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 3, 1970. pp. 654-667. Citer ce document / Cite this document : de Certeau Michel. Ce que Freud fait de l'histoire. À propos de « Une névrose démoniaque au XVIIe siècle ». In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 3, 1970. pp. 654-667. doi : 10.3406/ahess.1970.422248 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1970_num_25_3_422248 FRONTIÈRES NOUVELLES Ce que Freud fait de l'histoire A PROPOS DE: « UNE NÉVROSE DÉMONIAQUE AU XVIIe SIÈCLE» Ce que nous appelons d'abord l'histoire n'est qu'un récit. Tout commence avec la devanture d'une légende, qui dispose des objets « curieux » dans l'ordre où il faut les lire. C'est l'imaginaire dont nous avons besoin pour que V ailleurs répète seulement Y ici. Un sens reçu est imposé, dans une organisation tautologique qui ne dit rien d'autre que le présent/Quand nous recevons le texte, une opération a déjà été effectuée : elle a éliminé l'altérité et son danger, pour ne garder du passé, intégrés dans les histoires qu'une société entière se raconte à la veillée, que des fragments encastrés dans le puzzle d'un présent. Ces signes arrangés en légende restent pourtant susceptibles d'une autre analyse. Alors commence une autre histoire. Elle tend à instaurer Phétéronomie (« cela s'est passé ») dans l'homogénéité du langage (« cela se dit », « cela se lit »). Elle produit de l'historique dans l'élément d'un texte. A proprement parler, c'est faire de Vhistoire. Le mot histoire vacille entre deux pôles : l'histoire qui est racontée (Historie) et celle qui s'est faite (Geschichte). Ce poncif garde le mérite d'indiquer, entre deux significations, l'espace d'un travail et d'une mutation. Car l'historien part toujours du premier sens et il vise le second, pour ouvrir, dans le texte de sa culture, la faille de quelque chose qui est arrivé ailleurs et autrement. A ce titre, il produit de l'histoire. Dans les morceaux qu'organise à l'avance l'imaginaire de sa société, il opère des déplacements, il ajoute d'autres pièces, il établit entre elles des écarts et des compar aisons, il discerne à ces indices la trace d'autre chose, il renvoie ainsi à une construc tion disparue. En somme, il crée des absences. De ces documents — par des tours de métier qui n'ont pas à être rappelés ici — , il fait un passé pris mais non pas résorbé dans son nouveau discours. Son travail est donc aussi un événement. Parce qu'il ne répète pas, il a pour effet de changer Phistoire-légende en histoire-travail. Un même processus opératoire transforme le rapport de l'historien avec l'objet passé dont on causait et le rapport interne entre les documents qui désignaient cet objet. C'est en ce dernier sens qu'il sera ici question d'histoire. Non pas pour déduire d'un savoir tiré de Freud sa « conception » de l'histoire, ni pour mensurer les résultats 654 FREUD : « UNE NÉVROSE DÉMONIAQUE » M. DE CERTEAU de l'interprétation freudienne d'après les méthodes actuelles de l'investigation histo rique, mais pour déceler ce à quoi répondent et aboutissent les incursions de Freud dans la région « historique » de sa culture. Comment traite-t-il cette part de son langage, où sa curiosité a rejoint le goût de tant de ses contemporains ? Comme analyste, que fait-il de l'histoire ? Aussi est-il préférable d'examiner son travail dans un cas particulier. On court ainsi le risque d'ouvrir quelques questions, mais sans avoir le moyen de leur donner un véritable statut scientifique, sans avoir non plus l'illusoire prétention de les clore. Peut-être cette note est-elle aussi une réaction contre une manière de se servir de la psychanalyse. Un certain nombre de travaux, aussi bien en ethnologie qu'en histoire, montrent que l'usage des concepts psychanalytiques risque de devenir une nouvelle rhétorique. Ils se muent alors en figures de style. Le recours à la mort du père, à l'Œdipe ou au transfert, est bon à tout. Ces « concepts » freudiens étant supposés utilisables à toutes fins, il n'est pas difficile de les piquer sur les régions obscures de l'histoire. Malheureusement, ils ne sont plus que des outils décoratifs s'ils ont seulement pour objet de désigner ou de couvrir pudiquement ce que l'histo rien ne comprend pas. Ils circonscrivent l'inexpliqué; ils ne l'expliquent pas. Ils avouent une ignorance. On les case là où une explication économique ou sociolo gique laisse un reste. Littérature de l'ellipse, art de présenter les déchets, ou sent iment d'une question, oui; mais analyse freudienne, non. L'historique, production de Г « Aufklârung » freudienne L'étude sur Une Névrose démoniaque au XVIIe siècle date de 1922 x. Pour toutes les précisions nécessaires au diagnostic, je renvoie au texte. L'histoire en est connue. Elle est racontée dans un manuscrit des xviie-xvme siècles (le Trophaeum Marianocel- lense, Vienne, Bibliothèque nationale, ms. 14084), dont Freud a fait une description détaillée. Il était une fois un peintre bavarois, Christoph Haitzmann. Le 5 septembre 1677, porteur d'une lettre d'introduction du curé de Pottenbrunn (Basse-Autriche), il se présentait au monastère de Mariazell (à Zell, en Styrie). La lettre, écrite le 1er sep- sembre par Leopold Braun à l'abbé du couvent, et recopiée dans le Trophaeum, racontait que, arrivé depuis plusieurs mois à Pottenbrunn, le peintre avait été saisi, le 29 août, dans l'église, de terribles convulsions, et qu'il avait présenté les mêmes symptômes les jours suivants. Interrogé par le curé, il avait avoué s'être laissé séduire par le diable, en 1669, et s'être alors engagé par écrit à lui appartenir corps et âme après neuf ans. D'autres textes nous apprennent que sa « mélancolie » était alors liée à la mort de son père, cause de la dépression qui avait précédé son contrat avec le diable. L'échéance du pacte tombait le 24 septembre 1677. Le malheureux espérait que la Bienheureuse Vierge Marie de Zell le sauverait en obligeant le Malin à res tituer ce pacte écrit avec du sang. D'après un récit écrit très probablement dans le courant de septembre 1677 (et également donné par le Trophaeum), dès son arrivée à Mariazell, Haitzmann fut 1. Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Imago Publishing, Londres, t. 13, pp. 315-353 : Eine 1 euflesneurose im siebzehnten Jahrhundert. Cette édition sera désignée par le sigle GW, suivi du numéro de la page. Du texte, on a la traduction anglaise dans la Standard Edition, vol. 19, pp. 69- 105; la traduction française (pas très satisfaisante), dans Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1952, pp. 213-254. 655 FRONTIÈRES NOUVELLES exorcisé pendant trois jours et trois nuits. Le 8 septembre, fête de la Nativité de Marie, vers minuit, il vit le diable lui apparaître sous la forme d'un dragon ailé, au coin gauche de l'autel consacré à la Vierge; s 'arrachant aux prêtres, il se précipita vers l'autel et en rapporta son pacte. Après quelques jours, il rentra à Pottenbrunn, puis se rendit à Vienne, où habitait sa sœur mariée. A partir du 11 octobre et jusqu'en mai 1678, il fut de nouveau atteint de convuls ions, d'apparitions étranges et, une fois, de paralysie des jambes. Il se mit à décrir ses états dans un journal (recopié dans le manuscrit de Vienne) rédigé jusqu'au 13 janvier 1678 et illustré par lui de peintures représentant ses visions — en parti culier le diable, tour à tour apparu en « honorable bourgeois » et en démon pourvu de mamelles. Il revint à Mariazell, où il se plaignit ď « attaques du mauvais esprit ». Il les attribuait à un second pacte (mais écrit à l'encre) qu'il aurait passé avec le diable. Après une reprise des exorcismes, il récupéra ce pacte le 9 mai, vers 9 heures du soir. Peu après, il se fit religieux chez les Frères Hospitaliers, ou Frères de la Miséricorde, sous le nom de Frère Chrysostome. Il mourut le 14 mars 1700, à Neustadt, sur la Moldava. La notice que lui consacre le provincial, d'après une enquête de 1714, mentionne une vie régulière avec, de temps à autre, la tentation maligne de faire un nouveau pacte avec le diable; il est vrai, ajoute le rapport, que c'était quand « il avait bu un peu trop de vin ». Le manuscrit a soigneusement recopié les deux « syngraphes ». L'un, écrit avec du sang : « Christophe Haitzmann. Je me voue à ce Satan pour être son propre fils et lui appartenir corps et âme dans neuf ans. » L'autre, écrit avec de l'encre : « Moi, Christophe Haitzmann, je m'engage par écrit avec ce seigneur à être son propre fils dans neuf ans. » C'est donc un cas de « possession ». Il y en a des milliers au xviie siècle. Ce quartier noir de l'histoire, cet « univers sauvage des superstitions » arrête et fascine tout à la fois l'historien et le philosophe. Mais, de cette expérience marginalisée, le murmure n'entre pas dans notre discours. Or voici que, pour Freud, ces « sombres temps » (GW. 317) sont au contraire la mine à ciel ouvert. Ce qui est uploads/Histoire/ ce-que-freud-fait-del-histoire.pdf

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  • Publié le Fev 15, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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