CHIVA, Isac 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Ency
CHIVA, Isac 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopaedia Universalis, vol. 24 (Symposium), pp. 229-241. Isac Chiva Le patrimoine ethnologique : l'exemple de la France ** Inscrite au cœur d'un mouvement intellectuel et d'un dispositif institutionnel développés en France au cours de la dernière décennie, l'expression «patrimoine ethnologique» apparaît tantôt comme un slogan, à la limite du tic verbal, ou encore comme un fantôme conceptuel, tantôt comme un vrai concept scientifique. C'est à la fin de 1978 qu'un groupe de réflexion a été f institué au ministère de la Culture, à l'instigation de Jack Ligot, alors rapporteur général à la Recherche de ce ministère, avec comme tâche explicite de réfléchir sur la notion de «patrimoine ethnologique» et d'«étudier le contenu d'une politique nationale de l'ethnologie dans les domaines de la recherche, de la conservation, de la diffusion, de l'action culturelle et de la formation» (R. Benzaïd, 1980). Cette commission comprenait des chercheurs spécialistes de l'ethnologie de la France, des conservateurs de musée, des animateurs d'associations, ainsi que des représentants de différents services publics concernés par cette question : ministère des Universités, Délégation générale à la recherche, Direction des musées de France, responsable des musées d'ethnographie de la France. Était ainsi marquée la pluralité des organismes dont dépendait le développement intellectuel et institutionnel de l'ethnologie de la France. Le terme de «patrimoine» était alors dans l'air du temps, plus particulièrement en matière scientifique et culturelle. Dès 1975, la Commission de la recherche (sciences humaines et sociales) du VIIe plan, travaillant sous l'impulsion de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (D.G.R.S.T.), avait proposé un programme prioritaire «Patrimoine» qui aurait dû contribuer au développement, entre autres, de l'ethnologie de la France dont, dans un rapport au Premier ministre, Jacques Soustelle, américaniste et parlementaire en mission, notait alors l'état de très faible développement. Parallèlement était présenté au président de la République, en 1980, un livre blanc sur la recherche intitulé «Construire l’avenir» et qui proposait des orientations pour la période 1980-1990. On y trouvait soulignée, sous la plume de Claude Lévi- * CHIVA, Isac 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopaedia Universalis, vol. 24 (Symposium), pp. 229-241. CHIVA, Isac 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopaedia Universalis, vol. 24 (Symposium), pp. 229-241. 2 Strauss, rédacteur du chapitre «Anthropologie, ethnologie, ethnographie», la nécessité d'«enrichir le Patrimoine culturel de l'humanité dont [...] les meilleures chances d'adaptation et de survie se trouvent dans le maintien de la diversité». Aussi lui apparaissait-il nécessaire de favoriser, en ethnologie de la France notamment, l'étude des éléments culturels fondant «les identités culturelles et ethniques, tant régionales que locales», parallèlement aux mécanismes de l'identité génétique, influencés par «des règles et des valeurs d'origine sociale». Au ministère de la Culture venait d'être créée en 1977 la Direction du patrimoine regroupant notamment les sous-directions des Monuments historiques, de l'Archéologie et de l'Inventaire général des richesses artistiques de la France. Le propre de cette nouvelle direction était d'assurer la connaissance, la protection et la mise en valeur de biens culturels matériels in situ, à la différence de ceux qui constituent les collections des musées, dont la gestion, la tutelle ou le contrôle relèvent de la Direction des musées de France. La perspective d'ensemble en était fortement «conversationniste», dominée par l'histoire de l'art comme le montre, par exemple, André Chastel dans «La Notion de patrimoine» (in Pierre Nora dir., Les Lieux de mémoire, II : La Nation, pp. 405-449, Gallimard, Paris, 1986). Le champ intellectuel ambiant ne pouvait évidemment rester indifférent à l'intrusion massive de ce vocable. En 1980, année où allaient être créés, au sein de la Direction du patrimoine du ministère de la Culture, le Conseil et la Mission du patrimoine ethnologique, on pouvait ainsi lire, dans un ouvrage retentissant de Marc Guillaume, La Politique du patrimoine (éditions Galilée, Paris) : «Une nouvelle forme de passion du passé semble saisir les sociétés industrielles de l'Occident. Tout devient patrimoine : l'architecture, les villes, les paysages, les bâtiments industriels, les équilibres écologiques, le code génétique. Le thème suscite un consensus superficiel mais assez large, car il-flatte à bon compte diverses attitudes nationalistes ou régionaliste. Jouant sur une certaine sensibilité écologique, il apparaît en tout cas comme un contrepoids raisonnable aux menaces et aux incertitudes du futur. Cependant, derrière les bonnes intentions et le charme désuet des restes du passé,- il faut lire un symptôme social et découvrir qu'il n'est pas rassurant [...]. Les gouvernements des pays occidentaux ont donc enrichi leur arsenal de propagande d'un artifice nouveau : la politique du patrimoine.» CHIVA, Isac 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopaedia Universalis, vol. 24 (Symposium), pp. 229-241. 3 On pourrait multiplier les citations à la tonalité proche qui définissent le climat dans lequel il a été convenu d'orienter le travail ethnologique à l'enseigne du patrimoine de ce même nom. La tradition intellectuelle de l'ethnologie Dans les sciences de l'homme, on utilise, en règle générale, le langage de tous les jours à des fins analytiques, scientifiques. Ce langage commun, avec le sens contingent, commun, des mots, contamine ainsi ce qui se veut un emploi scientifique rigoureux : on voit là à l'œuvre les phénomènes de la mode, ceux aussi du totalitarisme qui procède par slogans et contrôle les esprits par le langage qu'il impose, la répétition conduisant au mimétisme. Mais de temps en temps il arrive qu'il y ait coïncidence entre un mot-slogan et un véritable mot-concept : le premier, vide de sens, le second pouvant en contenir un trop-plein, parce que polysémique. Parfois, un tel mot à fonction analytique, conceptuelle, constitue comme une sorte de point de cristallisation, résultat d'un long processus, généralement imperceptible, fil rouge qui court à travers plusieurs disciplines et se nourrit de leur travail définitoire parallèle ou décalé, à la faveur de frontières interdisciplinaires toujours perméables : c'est ce qu'aujourd'hui - encore une expression à la mode - on appelle des «concepts nomades», selon l'expression popularisée par Isabelle Stengers (qui a tenté de dresser «une carte épidémiologique des concepts qui se propagent au mépris du cloisonnement convenu entre les différentes disciplines» dans l'ouvrage qu'elle a dirigé : D'une science à l’autre. Des concepts nomades, Seuil, Paris, 1987). C'est exactement le cas du mot «patrimoine», de l'adjectif «patrimonial», de l'expression «patrimoine ethnologique» : il en résulte de forts malentendus, à la mesure des implications et pressions sociales que l'on devine. Il n'en reste pas moins que la notion de «patrimoine», dans l'acception et le contexte ethnologiques, est à la fois et contrairement aux apparences dues à l'usage courant et à la redondance langagière un concept complexe et utile en même temps qu'un outil puissant et efficace pour penser notre domaine, l'ethnologie de la France, c'est-à-dire celle d'une société complexe, diverse, mais qui nous est psychologiquement, culturellement et physiquement très proche. CHIVA, Isac 1990. « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopaedia Universalis, vol. 24 (Symposium), pp. 229-241. 4 Pour démontrer le bien-fondé de cette affirmation, il faut répondre ne fût-ce que rapidement à deux questions : à quelles conditions pratiques et théoriques le développement de cette ethnologie de la France a-t-il été possible? Et pourquoi cette ethnologie s'est-elle coulée, en quelque sorte inévitablement, dans le cadre offert par une politique patrimoniale? De formation ancienne, comme on le sait, l'ethnologie française, qui cherche, selon l'expression de C. Lévi-Strauss, à fonder la connaissance de l'homme sur une comparaison I des civilisations, peut être aujourd'hui considérée comme une des trois grandes écoles anthropologiques du monde par son histoire, son ampleur, son poids d'idées et sa production, I aux côtés des écoles américaine et anglaise. Elle ne cesse d'évoluer et de se transformer, collant par là à la fois au mouvement parallèle des autres sciences de l'homme et de la société, comme à l'évolution, aux transformations de la société française. Cette constatation vaut particulièrement pour l'ethnologie de la France métropolitaine, indissociable - on ne le rappellera pas assez - du développement de l'ethnologie française des pays extra-européens, dite aussi exotique. Ce qui s'est passé en ethnologie de la France au cours I du dernier après-guerre et qui est au cœur de ce propos n'est, de toute évidence, compréhensible qu'à la faveur de l'histoire centenaire de notre discipline, en même temps qu'à la lumière du développement des autres sciences sociales qui prennent pour objet ce pays, comme de leurs institutions. L'ethnologie est tributaire, plus que toute autre discipline, d'une histoire propre à chaque pays où elle s'est développée, de traditions intellectuelles nationales, parfois régionales et ethniques. Ses objets de prédilection comme ses mécanismes de légitimation sociale varient en conséquence. Mais ce qui est commun, depuis toujours, à toutes les ethnologies des pays européens, dont celle de la France, c'est un lien marqué, visible et assumé entre ethnologie et idéologie, comme entre institutions parascientifiques et institutions ethnologiques, cela pour le meilleur et pour le pire (ce qui fut le cas, par exemple, de la Volkskunde allemande qui s'est mise au service de l'État uploads/Histoire/ chiva-isac-1990-le-patrimoine-ethnologique-l-x27-exemple-de-la-france-co-pia-pdf.pdf
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- Publié le Mai 11, 2022
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