CULTURE ET USAGES DES SAVOIRS ANTHROPOLOGIQUES CHEZ LES JURISTES. DE QUELQUES A

CULTURE ET USAGES DES SAVOIRS ANTHROPOLOGIQUES CHEZ LES JURISTES. DE QUELQUES APPORTS DE L’ÉTUDE DES RECENSIONS BIBLIOGRAPHIQUES (XIXe-XXe SIÈCLES) Dans le grand concert de l’histoire des sciences de l’Homme, la science juridique fait figure d’éternelle absente 1. Est-ce parce qu’elle se complaît dans un superbe dédain à l’égard des sciences non- normatives, qu’au mieux, elle ravale au rang de sciences ancillaires 2 ; qu’au pire, elle ignore complètement au prétexte de la complétude du système juridique ? La faute incomberait-elle, à l’inverse, aux sciences humaines, frileuses à l’idée d’accueillir dans leur giron cette dange- reuse et puissante science prescriptive qu’est le droit, étrangère à la supposée pureté scientifique des sciences sociales descriptives ? À moins que les sciences sociales n’affichent là leur mépris pour la méthode abstraite des juristes, déconnectés des réalités qu’elles se pro- posent justement de décrypter ? Si ces interrogations sont partielle- ment levées en ce qui concerne la sociologie 3, elles demeurent entières pour ce qui est de l’anthropologie. Aussi le moment semble-t-il venu de passer outre les positionnements principiels et d’enquêter sérieu- sement sur les relations (dés)unissant ces deux branches du savoir. Encore faut-il s’entendre sur ce que le terme pour le moins polysémique d’« anthropologie » recouvre aux xixe et xxe siècles 4. 1. Ainsi, l’imposante Histoire des sciences et des savoirs, récemment parue sous la direction de Dominique Pestre (Seuil, 2015, 3 tomes), ne ménage aucune place à la science juridique. 2. Comme en témoigne le cas emblématique de la sociologie législative. 3. Voir notamment les travaux de Frédéric Audren sur la question, et en particulier sa thèse de doctorat : Les juristes et les mondes de la science sociale en France. Deux moments de la rencontre entre droit et science sociale au tournant du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, Thèse Droit, Dijon, 2005. 4. Cf. sur cette épineuse question B. Rupp-Eisenreich, « L’anthropologie à la recher- che d’une identité », Histoires de l’anthropologie : xvie-xixe siècles (B. Rupp-Eisenreich dir.), Le pluriel est ici de mise, et, plutôt que de postuler l’existence d’une science anthropologique déjà constituée, il conviendrait de parler de « savoirs » anthropologiques 5. De fait, ce que nous appelons aujourd’hui communément l’« anthropologie », désignant par là l’anthropologie sociale et culturelle, est, au xixe siècle, une science balbutiante en quête d’elle-même. Cette nouvelle branche des scien- ces humaines, relativement neuve 6, cherche en effet sa place au milieu de sciences de l’Homme en complète reconfiguration. Dans cette délicate période de pré-institutionnalisation, elle tente d’asseoir sa légitimité en s’assignant une dimension hégémonique : embrasser tous les aspects de la connaissance de l’Homme, et non plus seule- ment l’Homme comme être moral, à la manière du xviiie siècle 7. À partir du xixe siècle par conséquent, la compréhension de l’Homme quitte le ciel des idées et la métaphysique pour investir de plus matériels terrains, à commencer par celui du corps. Ainsi, pen- dant la majeure partie du siècle, l’anthropologie se confond avec l’histoire naturelle de l’Homme. Sous l’influence de Paul Broca, fon- dateur de la Société d’anthropologie de Paris en 1858 8, l’anthro- pologie est avant tout une anthropologie dite « physique », décryptant les caractéristiques biologiques des races humaines : peuplée de Klincksieck, 1984, p. 15-22 ; et Claude Blanckaert, « L’anthropologie en France, le mot et l’histoire (xvie-xixe siècles) », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, no 3-4 (Histoire de l’anthropologie : Hommes, Idées, Moments), 1989, p. 13-44. 5. Pour une réflexion épistémologique stimulante sur la différence entre histoire des savoirs et histoire des sciences, la première étant plus extensive que la seconde, cf. P. Macherey, « Histoire des savoirs et épistémologie », Revue d’histoire des sciences, 2007/1, tome 60, p. 217-236. Parler d’histoire des savoirs plutôt que d’histoire des sciences permet en effet de réintégrer toute une gamme de connaissances que l’histoire des sciences disqualifierait comme périmées, voire comme fausses au regard des avancées scientifiques contemporaines. 6. La réflexion sur « l’autre » semble émerger à la faveur de la découverte de l’Améri- que, même si l’Antiquité et le Moyen Âge ne sont pas exempts de telles interrogations (F. Weber, Brève histoire de l’anthropologie, Flammarion, 2015, chap. 2 ; et les observations éclairantes de G. Lenclud, « Quand voir, c’est reconnaître. Les récits de voyage et le regard anthropologique », Enquête, 1995, no 1 (Les terrains de l’enquête), p. 4-5). Pour une transpo- sition en matière juridique, voir N. Lombart (dir.), Les Nouveaux Mondes juridiques. Du Moyen Âge au XVIIe siècle, Classiques Garnier, 2015. 7. Depuis les Lumières, en effet, « l’anthropologie interfère avec l’humanisme pro- gressiste en présupposant une ‘‘nature humaine’’ dont on recherche les lois immanentes d’exercice ». À cette époque, les auteurs tentent une première synthèse anthropologique, en s’efforçant d’écrire une « histoire métaphysique de l’homme ». La métaphysique, en effet, entendue comme science des idées, traite de la genèse et du développement de ces dernières, « telles qu’on peut les déduire, par l’observation, des relations de l’homme au monde des choses sensibles ». Le xviiie siècle entend par conséquent réunir ces deux aspects indissociables de l’homme, que sont l’âme et le corps (C. Blanckaert, « L’anthro- pologie en France, le mot... », op. cit., p. 20). 8. C. Blanckaert, De la race à l’évolution. Paul Broca et l’anthropologie française (1850-1900), L’Harmattan, 2009. 234 REVUE D’HISTOIRE DES FACULTÉS DE DROIT médecins, cette société savante multiplie les études de craniologie, de paléontologie, ou d’anatomie. Envisagée sous cet angle zoologique, l’étude de l’Homme n’intéresse guère les juristes que par le biais de l’anthropologie criminelle, sous l’influence des théories italiennes du « criminel-né » de Cesare Lombroso. La science du droit s’interroge davantage, en revanche, sur l’homme situé dans son milieu social, une approche que les juristes, au xixe siècle, qualifient plus volontiers d’« ethnographique », désignant par là la collecte de faits sociaux et culturels sur le terrain. Encore ce terrain peut-il porter sur des peu- ples éloignés, en particulier colonisés, aussi bien que sur des peupla- des européennes, voire françaises. On parle alors de « folklore », entendu comme « la science de la culture traditionnelle dans les milieux populaires des pays civilisés », selon la définition proposée par l’un de ses principaux promoteurs en France, Pierre Saintyves 9. En 1874, Paul Broca résume bien cette appréhension large de l’Homme qui doit être celle de l’anthropologie : Assise sur ses plus larges bases [l’anthropologie réclame] le concours de toutes les sciences qui peuvent jeter quelque jour sur l’état actuel des races humaines, sur leur histoire et leurs filiations, sur le développement de l’industrie et de la civilisation, enfin sur les origines de l’homme, sur l’époque de son apparition et sur sa place dans la nature 10. Ainsi largement comprise, l’anthropologie pouvait difficilement laisser les juristes de marbre ¢ du moins peut-on le supposer ¢ , si l’on admet que toute règle de droit ou toute pensée juridique est forcé- ment sous-tendue par une certaine conception de l’Homme. L’hypo- thèse qui a guidé cette enquête a consisté à postuler que les recen- sions d’ouvrages proposées par les revues juridiques forment un matériau propice pour l’évaluation de la circulation des idées et de leur réception 11. Très peu étudiées jusqu’à présent, les rubriques consacrées aux comptes rendus bibliographiques dont se dotent les périodiques savants recèlent autant de promesses que d’apories méthodologiques au regard de l’histoire intellectuelle. Elles consti- 9. É. Nourry, « Le folklore. Sa définition et sa place dans les sciences anthropolo- giques », Un grand folkloriste. P. Saintyves, p. 46. 10. P. Broca, « Histoire des progrès des études anthropologiques depuis la fondation de la Société », Mémoires d’Anthropologie, Reinwald, tome 2, p. 499. 11. Voir le texte très éclairant de C. Prochasson, « Héritages et trahisons : la réception des œuvres », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, no 12 (Ce que le lecteur fait de l’œuvre), 1994, p. 5-17, qui s’appuie sur l’ouvrage d’H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978. ET DE LA SCIENCE JURIDIQUE 235 tuent en effet des clés d’importance pour saisir les enjeux disciplinai- res et les querelles d’idées à l’œuvre dans une branche donnée du savoir. Le commentaire savant des œuvres d’autrui dit en effet beau- coup sur les tentatives de contrôle de « l’histoire ou de la mémoire d’un groupe savant ». Prolongeant des formes plus anciennes comme la glose scolastique, la critique bibliographique s’impose dans les revues comme un genre incontournable à la fin du xixe siècle, où elle contribue pour beaucoup à structurer les champs disciplinaires en pleine formation 12, comme ce fut le cas pour la sociologie durkhei- mienne 13. De cette façon, l’étude des comptes rendus savants com- porte l’avantage de mettre en garde contre tout risque de téléologie. Enraisondeladiversitédesauteursdiscutés,etparfoisdel’omissionde ceux que les contemporains qualifient de grands auteurs 14, les recen- sions minorent la tentation de présentisme 15 qui, trop souvent, guette l’historien. Nul risque de considérer un auteur comme « dépassé » s’il fait l’objet de plusieurs recensions ; aucune chance, non plus, de ne uploads/Histoire/ culture-et-usages-des-savoirs-anthropol.pdf

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  • Publié le Aoû 17, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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