Marcel Gauchet EHESS Séance inaugurale 2008-2009 Nous reprenons donc notre exam
Marcel Gauchet EHESS Séance inaugurale 2008-2009 Nous reprenons donc notre examen des voies du néolibéralisme entamé l’année passée. L’examen, autrement dit, des conditions historiques dans lesquelles s’est instaurée la conjoncture idéologique actuelle caractérisée par la dominance de l’idéologie néolibérale. Autant de termes qu’il va nous falloir soigneusement préciser. Mais, auparavant, ce sur quoi je voudrais insister d’emblée c’est sur la perspective et la démarche que je compte suivre. Il ne s’agira pas d’abord d’histoire des idées. Non que j’ai le moindre doute sur utilité. Elle est indispensable le moment venu. Mais tout est dans la manière de la faire, pour commencer, et surtout, les dites idées ne prennent sens qu’intégrées dans le paysage d’ensemble où elles fonctionnent. C’est ce paysage qui m’intéresse. On peut scruter pendant cent ans les écrits de Hayek, Friedman et de quelques autres, il n’en sortira strictement rien quant à l’intelligence de notre situation. Ce que nous avons à comprendre, ce que je me propose de dégager, c’est le mouvement historique global à l’intérieur duquel s’inscrit cette conjoncture ou cette configuration idéologique nouvelle. Pourquoi et en fonction de quoi l’idéologie libérale a-t-elle effectué un retour remarquable depuis les années mille neuf cents soixante-dix pour acquérir une manière d’hégémonie dans la conduite pratique de nos sociétés ? Voilà la question à laquelle il s’agit de répondre. Autant il est indispensable de prendre en compte les idées et de les prendre au sérieux1, autant, d’autre part, ces idées ne deviennent vraiment intelligible et ne prennent leur portée qu’une fois replacer dans leur contexte et dans le devenir d’ensemble auquel elles s’efforcent de répondre. Toute notre question étant d’établir ce qu’est ce contexte et quel est ce devenir. En la circonstance, nous pouvons dire tout de suite, contre la thèse infrastructurelle pour aller vite, que si la vague idéologique néolibérale accompagne d’importantes transformations du capitalisme – autre notion à préciser -, elle n’en procède pas. La résurgence libérale s’insère dans un changement beaucoup plus large de nos sociétés concernant l’ensemble de leurs sphères d’activités. Elle ne regarde pas que l’économie à très loin près. Notre monde est plein de gens qui se croient antilibéraux parce qu’ils sont hostiles à certains aspects du libéralisme économique en pratique, cela ne les empêchent pas d’être profondément libéraux à leur insu, cela ne les empêche pas d’être sous l’emprise de l’idéologie libérale malgré eux. Nous en aurons quelques attestations amusantes. Pour aller droit à l’hypothèse que je m’emploierai à étayer, l’idéologie néolibérale est la grille d’interprétation des règles de fonctionnement de notre monde économique, social et politique, la grille d’interprétation la plus consonante avec sa configuration structurelle présente telle qu’elle a commencé à se mettre en place depuis le milieu des années mille neuf cents soixante-dix2. C’est à cette consonance que l’idéologie néolibérale doit sa dominance relative qui n’en fait pas l’idéologie dominante de la classe dominante selon la bonne vieille terminologie. Il y a d’autres idéologies qui subsistent et au combien bruyamment. L’espace idéologique est par essence pluriel et concurrentiel, mais l’idéologie néolibérale, dans la configuration structurelle qui est la notre, bénéficie d’une plausibilité supérieure compte tenu de l’état des mécanismes collectifs. Elle est l’idéologie la plus adéquate au pensable et au croyable en matière social- 1 En particulier hors de tout réductionnisme contre une certaine lecture sociale de l’histoire qui ne veut voir que le mouvement de l’infrastructure dont les représentations des acteurs ne seraient que des incidences ou des reflets plus ou moins distordus. 2 La "révolution" de mille neuf cents soixante-quinze sur laquelle nous reviendrons. historique ouverts par la phase actuelle du monde démocratique et de son histoire. Elle est, de ce point de vue, à réinscrire dans la perspective de l’histoire des dominances idéologiques successives qu’on a vu à l’œuvre dans le déploiement du monde démocratique depuis les révolutions de la fin du dix-huitième siècle. La dominance néolibérale vient après la dominance conservatrice du premier dix-neuvième siècle. Elle vient après la dominance libérale qui court de 1848 à 1914. Elle vient après la dominance socialiste qu’on voit monter au travers des catastrophes du vingtième siècle (1914, 1929, 1939) pour s’épanouir après 1945. Ce n’est que replacée dans ce mouvement d’ensemble que la dominance néolibérale commence à devenir intelligible et, aussi bien, commence à devenir interrogeable dans ses limites, ce qui, compte tenu de la conjoncture de l’heure, pour le coup n’est pas tout à fait négligeable. C’est dans cette perspective que nous allons l’aborder en essayant de caractériser la phase actuelle de l’histoire de la démocratie dont elle constitue le symptôme par excellence, la part réfléchie spontanée du fonctionnement actuelle du fonctionnement de la démocratie comme l’idéologie conservatrice ou l’idéologie libérale ou l’idéologie socialiste ont pu l’être en d’autres temps par rapport à d’autres configurations social-historiques. Nous nous sommes attachés l’année passée à répondre aux deux questions préalables à tout examen sérieux de ce que peut vouloir dire « retour du libéralisme » sous l’aspect d’un néolibéralisme. Premièrement, qu’est-ce que ce fameux libéralisme au départ dont le néolibéralisme est supposé se différentier tout en renouant avec son inspiration ? Deuxièmement, qu’est-ce qu’il y avait avant ce « retour du libéralisme » ? Et, puisque retour il y a, où était passé le libéralisme ? Pourquoi s’était-il absenté ? Qu’est-ce qui occupait sa place ? Autrement dit, quelle était la conjoncture idéologique qui prévalait antérieurement à l’inflexion du milieu des années 1970 ? Le néolibéralisme a pris la place de quoi ? Inutile d’insister sur le fait que toute analyse prétendue du néolibéralisme qui s’exonère de la réponse à ces deux questions préalables est simplement nulle et non avenue. Elle peut être déclarée d’avance inconsistante. Il va de soi, enfin, que ces deux questions en supposent une troisième : qu’est-ce que cette trop fameuse idéologie si tant est qu’on puisse en proposer une définition rigoureuse? On le peut à mon sens et c’est ce à quoi nous allons essayer d’aboutir. Je dois commencer, donc, par dresser un bilan succinct, mais clarificateur j’espère, de manière à être utile pour tout le monde, pour les nouveaux et les anciens, des réponses à ces différentes questions auxquelles nous étions parvenues. A la base de l’analyse, il me faut bien le rappeler, il y a une lecture d’ensemble de la genèse de la démocratie et de la nature du mouvement de la modernité défini par le processus de « sortie de la religion ». Pour le dire en deux mots, abruptement : la modernité c’est le passage continué de la structuration hétéronome du monde humain-social à la structuration autonome. Je vous rassure, je ne vais pas reprendre une fois de plus l’analyse, ce qui ne manquerait pas de me faire taxer de sénilité précoce, mais il faut bien m’appuyer néanmoins sur cette perspective que vous êtes en droit parfaitement d’ignorer. Je me permet de vous renvoyer, pour ceux qui voudraient en savoir plus et qui ont la chance, à la différence des autres, de découvrir cette problématique, aux deux premiers volumes de L’Avènement de la démocratie qui vous donnerons une image d’ensemble détaillée de ce dont je voudrais juste extraire les lignes de force dont nous sommes obligés de nous souvenir pour aborder valablement notre sujet. « Passage continué » cela veut dire en effet deux lignes de force à considérer. Le déploiement des composantes de la structuration autonome qui permet d’aboutir à ce qu’on pourrait appeler l’anatomie de la modernité. Quels sont ses membres, ses tissus, ses partis ? D’autre part, l’insistance de la structuration hétéronome car non seulement ce « passage continué » s’effectue de manière lente et progressive mais il s’effectue sous le signe d’une incroyable rémanence de l’ancienne forme religieuse. Rémanence qui ne cesse de générer des mixtes, des hybrides d’ancien et de nouveau, des compromis entre autonomie et hétéronomie du point de vue fonctionnel et pas seulement intellectuel. Dimension hors de laquelle on ne peut comprendre les expressions effectives de la modernité dans leur devenir. On peut s’en tenir, d’un point de vue d’une histoire intellectuelle, au dégagement des données de l’autonomie mais dès qu’on veut les saisir dans leurs expressions aussi bien philosophiques que dans leurs matérialisations sociales réelles, force est d’intégrer cette idée d’une composition permanente de la structuration autonome et de la structuration hétéronome. Ces expressions effectives du devenir moderne sont commandées par un processus de décomposition et de recomposition permanent des rouages de l’hétéronomie à l’intérieur de l’autonomie et c’est ce qui rend l’histoire moderne depuis le seizième siècle si difficile à déchiffrer. Elle exige de la subtilité. Très vite, la structuration autonome comporte trois éléments ou trois composantes qu’on voit successivement se mettre en place du seizième au dix-neuvième siècle : une composante politique, une composante juridique, une composante historique. Politique : un nouveau type de pouvoir associé à un nouveau type de communauté politique. L’Etat-nation, disons, pour faire court. Droit : un nouveau principe de légitimité en donnant à cette expression toute sa force. Un principe de légitimité se substituant au principe de légitimité religieux. Pour faire très simple, les droits de uploads/Histoire/ gauchet-ehess-seance-inaugurale-2008-2009.pdf
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- Publié le Oct 27, 2022
- Catégorie History / Histoire
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