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Tous droits réservés © Société de philosophie du Québec, 2010 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 4 déc. 2020 03:48 Philosophiques Comme une suite intemporelle de chocs. Adorno et l’expérience moderne en crise Pascale Cornut St-Pierre Volume 37, numéro 2, automne 2010 URI : https://id.erudit.org/iderudit/045192ar DOI : https://doi.org/10.7202/045192ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Société de philosophie du Québec ISSN 0316-2923 (imprimé) 1492-1391 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Cornut St-Pierre, P. (2010). Comme une suite intemporelle de chocs. Adorno et l’expérience moderne en crise. Philosophiques, 37 (2), 457–473. https://doi.org/10.7202/045192ar Résumé de l'article « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs », écrivait Adorno, dans ses Minima Moralia, pour décrire l’expérience du front lors de la Seconde Guerre mondiale. À partir de la notion de choc, qui ponctue l’ensemble de l’oeuvre d’Adorno, se dégage en fait une problématique plus générale d’une crise de l’expérience moderne. En mettant en évidence certains parallèles entre les thèmes de la philosophie d’Adorno et la théorie psychanalytique du choc traumatique, j’entends cerner avec plus de précision la teneur de la crise dont il est question, ses conséquences, ainsi que les possibilités qu’entrevoit le philosophe pour y mettre un terme. PHILOSOPHIQUES 37/2 — Automne 2010, p. 457-474 Comme une suite intemporelle de chocs. Adorno et l’expérience moderne en crise PASCALE CORNUT ST-PIERRE Université de Montréal pascale.cornut.st-pierre@umontreal.ca RÉSUMÉ. — « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs », écrivait Adorno, dans ses Minima Moralia, pour décrire l’expérience du front lors de la Seconde Guerre mondiale. À partir de la notion de choc, qui ponctue l’ensemble de l’œuvre d’Adorno, se dégage en fait une problématique plus générale d’une crise de l’expérience moderne. En mettant en évidence certains parallèles entre les thèmes de la philosophie d’Adorno et la théorie psychanaly- tique du choc traumatique, j’entends cerner avec plus de précision la teneur de la crise dont il est question, ses conséquences, ainsi que les possibilités qu’en- trevoit le philosophe pour y mettre un terme. ABSTRACT. — Refl ecting upon the experience of the battle line during the Second World War, Adorno claimed that “life has changed into a timeless suc- cession of shocks”. From this concept of shock, which punctuates the whole of Adorno’s work, emerges the more general problem of the crisis of modern experience. By drawing parallels between aspects of Adorno’s philosophy and of the psychoanalytic theory of traumatic shock, I intend to defi ne more pre- cisely the content of this crisis, its consequences, and the possibilities for its resolution glimpsed by the philosopher. Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente. MARINETTI, Premier manifeste du futurisme 1. L’homme moderne, à en croire Adorno, paierait les multiples progrès qui agrémentent son existence d’un prix dont il ne se rendrait que très mal compte. Outre une puissance technique et sociale sans précédent, l’avancée des lumières de sa raison lui vaudrait aussi une inaptitude croissante à faire l’expérience du monde qui l’entoure. Ce qui jadis se présentait à lui dans une continuité harmonieuse l’assaillirait dorénavant comme une incompréhen- sible succession de chocs. Autour de cette notion de choc, qui ponctue l’en- semble de l’œuvre d’Adorno, s’esquisse toute une problématique d’une crise de l’expérience, qui serait, de plus, typiquement moderne et dont la résolu- tion serait cruciale pour l’avenir de l’humanité. L’affi rmation a de quoi faire sourciller et appelle quelque explication : nous, modernes, serions donc 1. Marinetti, Filippo Tommaso, « Premier manifeste du futurisme », Tuons le clair de lune ! Manifestes futuristes et autres proclamations, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 12. 458 • Philosophiques / Automne 2010 devenus inaptes à l’expérience ? Le propos d’Adorno, me semble-t-il, ne relève pas d’un romantisme nostalgique du temps d’avant, et n’est pas non plus que métaphorique. Le propos prend plutôt les allures d’un constat cli- nique. Freud, à cet égard, fait fi gure de modèle exemplaire pour l’interpréta- tion d’Adorno : n’avait-il pas déjà souligné, dès les années suivant la Grande Guerre, l’immense diffi culté des individus ayant subi un choc traumatique à prendre pleinement conscience de leur expérience traumatisante ? Les chocs dont traite Adorno s’apparentent, pour ainsi dire, à des chocs traumatiques de masse, c’est-à-dire à des chocs quotidiens et systématisés. La crise de l’expérience qu’ils induisent aurait alors à voir, comme dans l’hypothèse psychanalytique, avec un certain trouble de la mémoire et de l’oubli, ainsi qu’avec un nouveau rapport — ou avec la destruction de tout rapport — au temps et à l’espace. Le temps et l’espace sont morts hier, écrivait fougueuse- ment Marinetti, il y a près d’un siècle — peut-être avait-il raison, mais peut- être n’était-ce pas aussi émancipateur qu’il le croyait… * La guerre faisant fi gure d’événement traumatisant par excellence, il n’est pas étonnant qu’elle soit à la source de maintes réfl exions sur ce que je n’ai encore cerné que vaguement sous le vocable de crise de l’expérience. Outre Freud, que l’analyse des névroses de guerre mena à remanier substan- tiellement ses vues théoriques sur le psychisme, Walter Benjamin fait partie de ces penseurs dont la guerre aiguillonna les réfl exions sur l’expérience, et dont Adorno s’est très manifestement inspiré. Dans son essai intitulé Le narrateur, Benjamin constate le déclin généralisé de l’art de raconter et, le mettant au compte d’une perte de la faculté même de faire l’expérience des choses et des événements, en situe l’origine lors la Première Guerre mon- diale : « N’avions-nous pas constaté, après l’Armistice, que les combattants revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expé- rience communicable2 ? » C’est un constat que reprendra Adorno presque mot pour mot dans Minima Moralia, dans le long aphorisme intitulé « Hors de portée ». Adorno en radicalise cependant le propos : si la démesure des forces en présence lors de cette Première Guerre a rendu une véritable expé- rience de ce qui s’y passa très diffi cile, le progrès des vingt années qui la séparèrent de la Seconde a rendu cette dernière « absolument au-delà de toute expérience3 ». En se référant toujours à la Seconde Guerre mondiale, Adorno poursuit : Partout, avec chaque explosion, elle a forcé l’écran protecteur des réactions sensorielles, derrière lequel peut se constituer l’expérience, c’est-à-dire la durée 2. Walter Benjamin, « Le narrateur. Réfl exions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », Œuvres II — Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971, p. 140. 3. Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réfl exions sur la vie mutilée, Paris, Payot et Rivages, 2003, p. 70. Comme une suite intemporelle de chocs. Adorno et l’expérience moderne en crise • 459 qui s’écoule entre l’oubli salutaire et le souvenir salutaire. La vie s’est trans- formée en une suite intemporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés. Or il n’y a rien peut-être de plus funeste pour l’avenir que le fait qu’à proprement parler bientôt plus personne ne sera en mesure de penser encore à cette guerre, car tout traumatisme et tout choc non surmonté chez ceux qui en reviennent est un germe de destruction à venir4. Cette guerre sera non seulement inénarrable, comme le disait déjà Benjamin à propos de la Première, mais échappera même, selon Adorno, aux efforts de ceux qui y participaient à se la remémorer comme expérience vécue. Ce passage est le véritable point de départ de la réfl exion du présent essai : il livre en condensé tous les éléments qui y seront développés. La vie n’est plus la vie telle qu’on pouvait la concevoir autrefois, mais désormais une « suite intemporelle de chocs » ; la cause réside dans cet « écran protec- teur », qui fut rompu par la démesure des forces à l’œuvre ; l’expérience, ce qui, dit-on, nous est devenu inaccessible, y est défi nie comme « la durée qui s’écoule entre l’oubli salutaire et le souvenir salutaire » ; et fi nalement, cette idée inquiétante selon laquelle le traumatisme est « un germe de destruction à venir »… * Ces tournures utilisées par Adorno résonnent d’un écho qui sera fami- lier au lecteur ayant quelque connaissance de l’œuvre de Freud. Dans Au- delà du principe de plaisir, ce dernier s’interroge sur la genèse des névroses de guerre et, plus généralement, de ce que les milieux médicaux de l’époque nomment communément les névroses traumatiques — que l’on désigne, dans le jargon contemporain, par « syndrome de stress post-traumatique ». Freud relève d’abord ce qui lui paraît constituer le facteur déterminant du traumatisme, soit l’absence de préparation uploads/Histoire/ comme-une-suite-intemporelle-de-chocs-adorno-et 1 .pdf
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- Publié le Jul 14, 2021
- Catégorie History / Histoire
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