Les dynamiques économiques du patrimoine Christian Barrère, professeur d’économ

Les dynamiques économiques du patrimoine Christian Barrère, professeur d’économie à l’Université de Reims Le livre de la Genèse, dans l’Ancien Testament, nous offre le premier récit de ce qui est, au fond, la première opération de patrimonialisation que l’humanité se représente comme telle. « Dieu dit à Noé : De tout ce qui vit, de tout ce qui est chair, tu feras entrer dans l’arche deux de chaque espèce pour les garder en vie avec toi ; qu’il y ait un mâle et une femelle. De chaque espèce d’oiseaux, de chaque espèce de bestiaux, de chaque espèce de toutes les bestioles du sol, un couple viendra avec toi pour que tu les gardes en vie. De ton côté, procure- toi de tout ce qui se mange et fais-en provision : cela servira de nourriture pour toi et pour eux.1» Ce récit nous donne une première délimitation de l’objet patrimoine en le définissant par rapport au temps et par rapport à l’espace. Le patrimoine est : - un ensemble d’avoirs transmis par le passé, qu’ils résultent de la Création divine comme dans la figure de Noé, ou de la création humaine via l’histoire comme dans le cas de nos patrimoines. - un ensemble hétérogène, des espèces différentes, mais structuré, des mâles et des femelles, et cela pour chaque espèce, et d’autant plus structuré qu’il résulte d’une construction, celle de Noé en l’espèce, celle de l’histoire des hommes en général. - un ensemble rapporté à un titulaire, groupe ou individu, et exprimant une identité ; cependant, si Noé reçoit le patrimoine (et participe à la sélection de ce qui deviendra patrimoine) il n’en est pas pour autant le propriétaire, ce qui interdit d’identifier patrimoine et propriété. Noé n’est au fond que le premier conservateur de patrimoine et le conservateur du patrimoine le plus large possible, que nous appellerions aujourd’hui le patrimoine commun de l’humanité. Partir d’un des plus vieux récits de l’humanité et y trouver la notion de patrimoine c’est immédiatement prendre conscience du rôle central de la catégorie patrimoine dans une pensée de l’histoire de l’humanité. L’humanité ne peut se penser indépendamment d’un support qui constitue son patrimoine et dont la sauvegarde, la conservation et la transmission sont essentielles. L’objet « patrimoine » ainsi délimité est-il susceptible d’une analyse économique, c’est-à-dire l’analyse économique peut-elle apporter quelque chose de spécifique à la compréhension du patrimoine ? Nous nous efforcerons, dans cet ouvrage, de montrer que oui et d’en définir les conditions. Si le récit de la Genèse délimite le patrimoine, si les historiens nous disent comment le patrimoine est mise au présent du passé et mise en histoire du présent2, si les sociologues nous disent comment le patrimoine est lien social et constitution d’identité3, si les anthropologues nous permettent de distinguer des régimes d’historicité, et l’on pourrait allonger la liste des différents apports, les économistes peuvent, peut-être, mettre en relation patrimoine d’un côté, production, circulation, répartition des richesses de l’autre. Relation qui est loin d’épuiser la 1 La Sainte Bible. 1956. La Genèse. P.15. Les Editions du Cerf. 2 H.Rousso, Les Entretiens du Patrimoine. 2OO1. A paraître. 3 Cf. le texte d’André Micoud, dans cet ouvrage. dialectique patrimoine – société, mais relation qui n’est pas si négligeable tout de même, à l’heure des marchés globalisés mais aussi de la misère et de la faim globalisées. Cependant, les économistes ne peuvent développer une analyse économique du patrimoine qu’en prenant au sérieux la catégorie de patrimoine, c-a-d en inventant une conceptualisation propre du patrimoine, donc en cessant de rabattre la notion de patrimoine sur les catégories traditionnelles de l’économie, en l’espèce sur celle de capital, en cessant d’identifier patrimoine et capital. Cela est-il possible ? Nous pensons que oui - et c’est la raison d’être de cet ouvrage - parce que le regard que les économistes portent sur le patrimoine est en train de changer. La thèse avancée au départ de cet effort conceptuel est celle du passage d’une conception étroite et formaliste du patrimoine à une conception large et substantive du patrimoine permettant d’étudier, avec les outils de l’analyse économique, la relation entre dynamique des patrimoines et dynamique sociale. La théorisation des pratiques patrimoniales s’est d’abord fondée sur le recours aux catégories formelles de la théorie économique centrées sur la notion physique de stock et économique de capital. Le patrimoine est assimilé à un stock susceptible de porter des revenus et est donc de la nature du capital. S’est progressivement développé un nouveau type de conceptualisation, moins formaliste et plus substantiviste, insistant sur les caractères institutionnels des patrimoines, de leur constitution et de leur gestion. Cette évolution peut être reliée au changement en cours de paradigme économique de nos sociétés, d’un paradigme de la production à base énergétiste à un paradigme de la production informationnelle, renouvelant les ressources productives et proprement créative. 1 D’une conception étroite du patrimoine comme stock susceptible de devenir capital à une conception large comme institution L’assimilation du patrimoine au capital Quand les économistes ont été confrontés aux réalités du patrimoine, ils ont commencé par assimiler le patrimoine au capital. Le patrimoine est représenté comme ensemble de stocks à valeur économique, d’éléments conçus comme ressources économiques. a) Le patrimoine individuel marchand est géré selon les règles marchandes habituelles. Cela ne pose aucun problème particulier et développe les techniques de la gestion patrimoniale : on raisonne sur plusieurs périodes de temps, avec des taux d’actualisation inter- temporels sociaux (les rendements attendus des placements), des taux de préférence inter- temporels individuels, des préférences face au risque car l’avenir est incertain ; on éclaire ainsi les choix d’épargne des individus, les placements financiers,.. La gestion patrimoniale s’en déduit. Ce patrimoine, résultat des mouvements et accumulations passées, a une dimension temporelle mais entièrement tournée vers le futur. Le passé est condensé dans le volume de patrimoine présent et son histoire importe peu. Le patrimoine est traité comme stock de capital à valoriser. Depuis longtemps les banques abritent des gestionnaires de patrimoines sans que cela n’occasionne grand bruit. Cette forme marchande de patrimoine se traduit par la détention de droits de propriété. Dès lors, à la différence des juristes qui parlent de titulaire du patrimoine et non de propriétaire du patrimoine, les économistes enclins à plaquer sur l’ensemble des réalités patrimoniales des droits de propriété, représentatifs des droits d’usage sur les ressources économiques qu’en sont les différents constituants, tendent à identifier patrimoine et propriété. 2 b) Le modèle du patrimoine individuel comme capital est ensuite étendu au patrimoine non financier et non marchand des individus, notamment au patrimoine culturel. Dans des sociétés d’information, celui dont sont porteurs les individus apparaît comme source de création de valeur et l’on peut jouer dessus en investissant comme l’illustrera la théorie du capital humain. Les individus rationnels définissent des choix en matière d’investissement en capital humain (durée des études, ..). c) On peut encore étendre l’analyse au patrimoine non marchand public. Quand il s’agit de conserver et que cela a un coût de plus en plus élevé parce qu’il y a de plus en plus de choses susceptibles d’être gardées, on fait appel aux économistes. La gestion économique du patrimoine monumental se développe, avec ses techniques et normes de calcul économique. Des comptabilités, des évaluations, de coûts mais aussi d’utilités, des analyses coût-avantage, des critères de choix puisque toute dépense a un coût d’opportunité, sont proposées. d) Enfin, le patrimoine naturel lui-même sera assimilé à un capital naturel, ensemble de ressources rares dont la reproduction et la valorisation à travers le temps doivent s’inspirer de critères de rendement économique. Cette intervention des économistes a eu des effets positifs : elle a insisté sur la nécessité d’expliciter les choix publics, toute opération de patrimonialisation ayant un coût d’opportunité, se faisant au détriment d’un autre emploi des fonds publics ; elle a conduit à développer de nouveaux instruments d’analyse, plus ou moins pertinents (valeur d’option4, techniques d’évaluation contingente5,..). Elle a suscité des débats, certains économistes ne faisant de la dimension économique des patrimoines, notamment naturels ou culturels, qu’une dimension parmi d’autres et appelant à des analyses multicritères alors que d’autres pensaient subsumer l’ensemble des caractéristiques des patrimoines sous leurs évaluations marchandes. L’on a ainsi vu fleurir des modèles purement marchands de gestion patrimoniale privée et publique par aménagement des règles et des périmètres du marché (internalisation) pour y intégrer la gestion des patrimoines. A côté des marchés de biens patrimoniaux explicites (marchés du capital financier donc du patrimoine financier) existeraient des marchés implicites parce que les comportements par rapport au patrimoine expriment des arbitrages coûts-avantages rationnels et des échanges implicites : ainsi les choix d'habitat, de localisation ou de déplacement des individus manifestent l'évaluation qu'ils font de l'utilité retirée de la consommation d'un patrimoine ; je préfère habiter en centre ville pour aller plus facilement au musée et suis prêt à payer un loyer plus élevé pour cela. Des marchés indirects, implicites, de la culture ou du paysage se constitueraient. La gestion du patrimoine relevant déjà en partie du marché, la tâche de l'heure se limiterait à la transformation des uploads/Histoire/ les-dynamiques-economiques-du-patrmoine.pdf

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  • Publié le Jan 17, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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