LETTRES A UN JEUNE POETE PROSES POEMES FRANÇAIS RAINER MARIA RILKE Lettres à un

LETTRES A UN JEUNE POETE PROSES POEMES FRANÇAIS RAINER MARIA RILKE Lettres à un jeune poète Proses Poèmes français TRADUCTION NOUVELLE, PREFACES ET NOTES DE CLAUDE MOUCHARD ET HANS HARTJE LE LIVRE DE POCHE Signalons au lecteur intéressé qu'il peut retrouver cette traduction assortie du texte allemand original, dans la collection Bilingue (série allemande dirigée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent), Le Livre de Poche no 8712, 1989. © Mit Genehmigung des Insel Verlags, Frankfurt am Main. © Librairie Générale Française, 1989, pour la traduction et les notes. Les lettres complètent l'œuvre d'une façon tout à fait unique. On a envie de dire qu'oeuvre et lettre sont ici comme vêtement et doublure, mais cette dernière est d'une matière si précieuse qu'un jour quelqu'un pourrait bien avoir l'idée de porter le vêtement avec la doublure à l'extérieur. Rudolf Kassner, Rilke, Pfullingen 1956. Lettres d'un poète Les Lettres à un jeune poète furent publiées, sous ce titre, en 1929 — un peu moins de trois ans après la mort de Rilke — par leur destina- taire, Franz Kappus (dont nous ne connaissons guère que la silhouette un peu indécise que Rilke suscite à nos yeux). Dans sa préface, Kappus évoque l'instant où il décida d'écrire à Rilke: « c'était à la fin de l'automne 1902 ». Lors de sa première lettre à Kappus, Rilke n'avait guère plus de vingt-sept ans. On a du mal, en lisant aujourd'hui ces lettres — qui furent (et sont probablement encore) son œuvre la plus connue en France —, à se rappeler qu'il n'était lui-même, au fond, qu'un «jeune poète». 7 D'où lui vient, dès les premières phrases, cette autorité, sourde mais si nette? Sans doute n'est- il pas un débutant. Il a derrière lui maintes tentatives diverses — théâtre, proses, critiques, poèmes —, un peu fébriles. Mais dès ces années- là, ses efforts se métamorphosent — avec le Livre des images (1902), le Livre d'heures (1905) — en un premier épanouissement. Pour parler de ce que peut être une vie de poète, Rilke use souvent d'analogies empruntées à la nature, aux registres biologique ou cosmi- que. Non qu'il assimile dogmatiquement. Ce ne sont qu'hypothèses: la phrase, en se soulevant, les fait vite glisser, et leur multiplicité même les rend momentanées, ondoyantes. Il n'en est pas moins vrai que le travail poétique de Rilke a certains traits d'un proces- sus vital. Les phases qu'il traverse au fil des années rappellent celles d'un organisme livré à son élément et à sa durée propres. Parfois, ce sont des mois de rétraction, des torpeurs qui n'ont pas de fin («Mon corps est devenu... une zone figée, un matériau non conducteur» - 26 juin 19141). À d'autres moments, c'est l'éveil; tout vibre ; un élan se forme, se déplie, élastique, et bascule en avant, dans «l'ouvert» («...oser la plus ample trajectoire,/ monter et comprendre comme un astre la venue de la nuit» -13 octobre 1913): alors, peut-être, une nouvelle possibilité poétique est conquise. Dans son grand Discours sur Rilke de 1927 (peu après la mort du poète), Robert Musil s'attache à l'unité vivante de cet immense effort 1. Les lettres de Rilke sont citées dans la traduction de Philippe Jaccottet — sauf exceptions que nous signalons. 8 (parfois figé, parfois fulgurant) du poète. Il fait remarquer « combien rapidement » Rilke « fut lui- même». Chez lui, précise-t-il, «la forme inté- rieure comme l'extérieure apparaissent dès le début — même si, bien sûr, des essais s'interpo- sent et sont abandonnés — préfigurées, telle une fine ossature, pâles encore; entachées, de la façon la plus touchante, de manifestations typi- quement juvéniles ; avec cela de renversant qu'il y a beaucoup plus de maniérismes dans les premiers essais que dans les reprises tardives! On serait tenté de dire, quelquefois, que le jeune Rilke imite Rilke. » (Essais, trad. Jaccottet. Seuil 1978). Il y a, dans les poèmes que Rilke écrit depuis 1899 (en 1901, en 1902), bien plus que de bleuâtres cartilages, ou que les ébauches translu- cides des créations à venir. Rilke, dès alors, achève, et parfois superbement. Il se peut néanmoins que la saveur encore «juvénile» (comme dit Musil) des poèmes de Rilke alors publiés ait aidé Kappus à prendre sa décision. L'éclat des pages qu'il lisait n'était-il pas tout frais, fragile ? Et puis voici que, sous les châtaigniers du parc de l'Académie militaire de Wiener-Neustadt, survint, guidé par quelque Providence, l'aumônier Horacek. Au fil des sou- venirs du «bon et aimable savant» (selon les mots de Rilke dans sa première lettre à Kappus) se forma la figure de l'élève Rilke, d'un «enfant pâle et chétif ». Au contact des poèmes accomplis et publiés bougeait désormais cette image, son indécise douleur. N'était-ce pas de quoi toucher l'adolescent Kappus dans ses plus intimes émo- tions? de quoi lui donner l'audace nécessaire pour s'adresser au Rilke adulte ? 9 Enfance, adolescence Au fond de l'interrogation poétique de Rilke, l'enfance est une douleur qui ne peut passer. On pourrait même dire que la douleur attendait cette enfance, et qu'elle l'accueillit. Lou Andreas- Salomé, dans l'ouvrage qu'elle a consacré à ses relations — si fortes, si fécondes — avec Rilke, remarque que «l'inquiétude», chez lui, semble venir «d'avant la vie». Les motifs, écrit-elle, en étaient «présents avant toute expérience, comme s'ils appartenaient à un passé qui ne relevait pas de la mémoire et qui pourtant jetait une ombre sur tous ses souvenirs». C'était, dit-elle encore, « comme si la naissance l'avait jeté dans un monde extérieur qui le voyait venir avec une sorte d'hostilité ». (Lou Andreas-Salomé, Rilke) Ce «monde», avec son «hostilité», il serait médiocre d'en réduire les dimensions aux deux parents de l'enfant René (ce prénom français, Rilke le changera pour celui de Rainer). Naître et grandir, germanophone, à Prague, c'était, à la fin du siècle dernier, faire l'expérience de l'ap- partenance à l'empire austro-hongrois. De cet univers archaïque et moderne, uni en même temps que culturellement et linguistiquement morcelé, Kafka (à Prague, lui aussi) ou Freud, Musil (à Vienne, dans la capitale de l'Empire) et tant d'autres intellectuels, savants ou artistes, connurent l'apparente immobilité, mais aussi les tensions qui, bientôt, devaient exploser dans la conflagration de la guerre mondiale. Il reste que, dans ses lettres, Rilke — comme Kafka — parle parfois de ses parents avec une intensité singulière. A l'égard de sa mère, à l'époque des Lettres à un jeune poète, Rilke a des 10 mots d'une effrayante dureté. «Cette femme» (écrit-il à Lou le 15 avril 1904) «égarée, irréelle, sans lien avec rien et qui ne peut vieillir, j'ai le sentiment que, tout enfant déjà, j'ai dû chercher à la fuir». Et plus loin, affreusement: «Dire que je suis néanmoins son enfant; que dans cette paroi déteinte et détachée de tout, quelque porte dérobée, à peine visible, a été mon accès au monde (si pareille porte peut jamais y donner accès...) ! » Le père? Il était, selon Lou, «plus rigide et plus sévère». Et pourtant Rilke, dans une lettre du 6 janvier 1923 — tardive donc, mais où il retrouve les émotions d'un écrit de jeunesse, Ewald Tragy — note: «Je me rappelle à quel point — malgré de grandes et fréquentes difficul- tés à nous entendre et à nous tolérer — j'ai aimé mon père! Souvent, enfant, mes pensées se troublaient, mon cœur s'arrêtait à la seule idée qu'il pût un jour ne plus être. » Tout aimé qu'il fut, ce père (selon Lou) «prit une mauvaise décision le jour où il confia son fils au collège militaire de Sankt-Pôlten pour qu'il reçoive une éducation plus stricte». Après Sankt-Pôlten, Rilke entra à l'école militaire supérieure de Mâhrisch-Weisskirchen (dont Musil s'inspirera pour Les Désarrois de l'élève Tôrless). De ces années d'école, Rilke parlera avec la dernière violence jusqu'à la fin de sa vie. En 1920, un de ses anciens professeurs, le major- général von Sedlakowitz, s'était ingénument rappelé au souvenir de celui qui était désormais un poète célèbre. Qu'espérait l'officier? Conni- vence, vieilles photos, une nostalgie qui noierait les anciennes humiliations? «J'estime, lui répond Rilke avec une fureur glacée, que je 11 n'aurais pu réaliser ma vie... si je n'avais renié et refoulé durant des décennies tous mes souve- nirs de ces cinq années d'école militaire. » L'adolescent quitte ce qui est pour lui «un abécédaire de la souffrance» sans y finir ses études. Et c'est à Prague, par lui-même (grâce au soutien d'un oncle), qu'il prépare et passe son baccalauréat. Depuis ce temps-là, le sentiment d'une catas- trophe initiale et d'un irréparable défaut de formation ne cessera de brûler en lui: «...à ma sortie de l'école militaire supérieure, écrit-il encore à l'imprudent major-général, je me trou- vai devant les immenses tâches de ma vie, âgé de seize ans, comme un être épuisé, maltraité dans son corps et dans son esprit...» Peut-être ses lettres à Kappus sont-elles animées par le désir d'éprouver, imaginairement, ce qu'aurait pu être une autre entrée dans la vie. La lettre à von Sedlakowitz, elle, laisse soudain monter une voix, complainte et rage à uploads/Litterature/ 2253055395.pdf

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