38 • RÊVER Interpréter un rêve • 39 Morgane raconte à Marie, Violaine et Karma
38 • RÊVER Interpréter un rêve • 39 Morgane raconte à Marie, Violaine et Karma un rêve bizarre qu’elle a fait la nuit précédente : « J’avais mal au dos, j’allais chez le boucher, il m’installait dans son arrière-boutique et il me massait avec des mains pleines de jambon… — Le jambon, je suis sûre que cela représente quelque chose, dit Violaine. — Mais c’est une histoire sans queue ni tête, il n’y a rien à comprendre là-dedans ! proteste Marie. — Ton boucher te soigne dans ton rêve, fait remarquer Karma, et il t’emmène pour cela dans son arrière-boutique… Il est beau, ton boucher ? Tu ne serais pas amoureuse de lui ? » Le rêve de Morgane est-il une histoire sans queue ni tête, comme le pense Marie ? Un rêve est-il un simple processus somatique qui ne témoigne pas d’une activité psychique, ou bien une production M Interpréter un rêve « Il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, (…) mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. » (Denis Diderot, lettre à Sophie Volland, 20 octobre 1760) au cours de nos expériences, parfois de façon fugitive et sans y faire attention. Que Christophe Colomb rêve qu’il découvre une nouvelle route des Indes n’a rien d’étonnant selon Freud ; il est en train de chercher un financement pour son expédition, il espère faire d’immenses découvertes et immortaliser son nom : son rêve est l’expression de son désir. Qu’un homme rêve d’une ville en flammes n’a rien d’inquiétant selon Bayle ; c’est un rêve courant qui n’est pas prophétique : les dévots se plaisent à imaginer que la corruption des hommes attire le feu du Ciel. Que Calpurnia rêve que César est transpercé de coups de couteau n’est pas non plus surprenant : elle a dû observer les comportements étranges des grands républicains, douter de leur loyauté envers César ; son rêve exprime l’inquiétude qu’elle a ressentie devant des gestes, des propos, des réactions ; le corps de César crachant le sang de tous côtés est l’image du grand nombre de ses ennemis. Il y a donc bien une vérité du rêve prémonitoire, mais cette vérité est cachée en nous : elle appartient au passé et non à l’avenir. Le rêve prémonitoire ne nous apprend rien sur le monde extérieur, il ne nous révèle pas ce qui va arriver ; il nous apprend à mieux nous connaître et nous fait découvrir nos souvenirs, nos désirs cachés, nos fantasmes. 40 • RÊVER Interpréter un rêve • 41 de ses affects, de ses désirs. Il faut alors rechercher quelles images sont associées par le rêveur aux différents éléments du rêve. Freud analyse le rêve d’une femme qui veut don- ner un dîner. Il ne lui reste qu’un peu de saumon fumé ; elle veut faire des courses, mais on est diman- che et toutes les boutiques sont fermées ; elle essaie de téléphoner pour commander des provisions, mais le téléphone est détraqué ; en conséquence elle renonce à organiser ce dîner. Freud ne décrypte pas mécaniquement le sens du saumon fumé ou du coup de téléphone ; il pose des questions à la rêveuse, lui demande ce qu’évoquent pour elle les différents éléments du rêve. La veille du rêve, la rêveuse a rendu visite à une de ses amies qui adore le saumon fumé. Au cours de la conversation, cette amie s’est plainte de sa maigreur — elle voulait grossir un peu — et elle a parlé de son envie d’être invitée à dîner chez la rêveuse : les repas y sont tou- jours délicieux ! Par ailleurs, le mari de la rêveuse dit toujours beaucoup de bien de son amie, ce qui agace la rêveuse qui a fini par en être jalouse. Heureusement, son mari n’aime que les femmes un peu grosses. Une fois connus tous ces éléments, le sens du rêve devient clair : la rêveuse ne veut pas inviter son amie à dîner, la faire engraisser, la rendre encore plus dési- rable. Dans son rêve, elle préfère cesser de recevoir plutôt que l’inviter. Le saumon fumé n’est pas un symbole dont le sens nous serait livré par une quel- conque clef des songes : il joue un rôle parce qu’il est de notre esprit qui aurait une signification cachée ? Pouvons-nous réussir à interpréter les rêves ? Chercher comme Violaine ce que représente le jambon revient à estimer que chaque élément du rêve a un sens en lui-même. On a longtemps utilisé des clefs des songes pour interpréter les rêves : le rêve ressemble à un texte codé qu’on décrypte facilement dès qu’on en connaît la clef. Les rêves seraient com- posés d’une série de symboles, d’images qui ont une signification indirecte ; une clef des songes est un dic- tionnaire des symboles oniriques. En en consultant une sur internet, Violaine trouve que rêver de jambon peut avoir deux significations différentes : le jambon cru désigne des contrariétés ; le jambon cuit, une amélioration de la situation, un aboutissement des projets. Quant au boucher, il représente de sérieux ennuis familiaux, la maladie grave ou brutale d’un proche. Le jambon était-il cru ou cuit dans le rêve de Morgane ? Le boucher qui masse avec du jambon représente-t-il une maladie qui apporte des contra- riétés ou un ennui qui finit par améliorer la situation ? Si le rêve est susceptible d’explications aussi diffé- rentes, n’est-il pas vain de lui chercher un sens ? Les songes ne seraient-ils que mensonges et leurs inter- prétations des lectures arbitraires ? Dans L’Interprétation des rêves, Freud critique les clefs des songes : pour comprendre un rêve, il ne faut pas en décoder mécaniquement les éléments, mais les interpréter en fonction du rêveur, de son histoire, 42 • RÊVER Interpréter un rêve • 43 personnages qui risquent, en ravivant son chagrin, de l’empêcher de dormir : l’école où se rendait son fils, les élèves de sa classe, son professeur principal, la tendresse qu’elle éprouve pour lui, voire son fils lui-même. Le tribunal des rêves doit empêcher ces images d’accéder à la conscience de la rêveuse, mais il ne peut pas les supprimer : le censeur et le greffier ont affaire à une école, à une bande d’enfants, etc., qui ne vont pas disparaître comme par un tour de magie. Ils peuvent seulement transformer les images en opérant des déguisements et des substitutions, de façon à ce qu’elles ne soient pas reconnues par la rêveuse. Ils font appel à une équipe de décorateurs et de costumiers : l’école devient une maison à grand toit, le groupe compact des élèves est métamorphosé en un énorme épi de blé noir. Les décorateurs recourent autant aux ressemblances des images qu’à celles des mots : le professeur principal est remplacé par l’oncle de la dormeuse qui porte le même prénom que lui ; la tendresse de la dormeuse pour son fils est figurée par un grand champ de melons, son mets préféré, en jouant sur le double sens du terme anglais « sweetness » qui désigne à la fois la douceur du sucre et la tendresse d’un sentiment. Décorateurs et costumiers ont peu de temps pour effectuer ces transformations et laissent parfois des éléments incongrus : l’horloge de l’école, par exemple, reste présente sur la façade de la maison. Quand le fils de la dormeuse se présente au tribunal, le rêve est sur le point de commencer ; le censeur et le greffier n’ont plus aucune idée, ils ont épuisé tous leurs le plat préféré de son amie. Ce rêve bizarre raconte une histoire cohérente. Le rêve transforme des éléments de la réalité : derrière son sens apparent — ce que Freud appelle le contenu manifeste — il revêt un sens caché — le contenu latent. Lorsque nous interprétons un rêve, nous cherchons à passer du contenu manifeste au contenu latent. Nous analysons ce que Freud appelle le travail du rêve, c’est-à-dire les processus psychiques grâce auxquels le contenu latent s’est transformé en contenu manifeste. Décoder un rêve, c’est comprendre comment il a été encodé. Comment fabriquons-nous nos rêves, ou comment nos rêves sont-ils fabriqués en nous ? Que se passe-t-il dans notre esprit quand nous rêvons ? Dans une nouvelle intitulée « Le Censeur des rêves », Yasutaka Tsutsui raconte la formation d’un rêve. La nouvelle se passe entièrement dans l’esprit d’une femme japonaise dont le fils unique est mort, deux mois auparavant, en raison des brimades vio- lentes que lui ont infligées ses camarades de classe. Elle boit un verre de saké tous les soirs pour essayer d’oublier son chagrin, part se coucher, dort mal et se réveille en gémissant. Elle est constamment assaillie par des souvenirs tristes et pénibles ; un censeur et un greffier, qui siègent au tribunal des rêves, luttent contre ces souvenirs : gardiens du sommeil, ils font tout pour éviter qu’un rêve trop douloureux ne provoque le réveil de la dormeuse. uploads/Litterature/ 26-rever.pdf
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- Publié le Fev 06, 2021
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