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www.comptoirlitteraire.com André Durand présente ‘’Élévation’’ poème de Charles BAUDELAIRE dans ‘’Les fleurs du mal’’ (1857) Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans I'onde, Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans I'air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids I'existence brumeuse, Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins ; 1 Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, - Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes ! Commentaire Le titre du poème, et le poème lui-même, ne doivent être pris qu’au sens d’ascension de I'esprit dans les sphères supérieures, dans un monde de lumière et de pureté fluide, où on accède à l’intelligence intime des choses. Il ne faut pas vouloir en donner une interprétation mystique, même si on y trouve l’idée des «champs lumineux et sereins» (vers 16) qui vient du philosophe suédois du XVIIIe siècle Swedenborg, pour qui la divinité est d’essence lumineuse, l’esprit s’élévant, en passant de cercle en cercle par une gradation de niveaux d’atmosphères, pour accéder à la réalité surnaturelle. L’idée d’ascension de I'esprit dans les sphères supérieures avait aussi été exprimée par Hoffmann ; dans les ‘’Kreisleriana’’, il raconta : «Des ailes invisibles agitent l’air qui m’environne, je nage dans une atmosphère parfumée» ; dans ‘’Le magnétiseur’’, il statua : «Ainsi vit et se meut, pareille à la nature, notre essence spirituelle ; affranchie de ses moyens terrestres, elle déploie gaiement ses ailes, s’élance avec bonheur au devant des esprits supérieurs de même ordre, hôtes de l’empire céleste qui nous est à tous promis, elle admet et comprend sans effort, dans leur signification la plus intime, les phénomènes surnaturels.» Cette idée devint un lieu commun du lyrisme romantique. On la trouve chez Chateaubriand, chez Lamartine, chez Sainte-Beuve, chez Balzac qui utilisa le vocabulaire et les images de Swedenborg pour dire les joies et les illuminations de l’esprit ; dans la préface de ‘’La peau de chagrin’’ (1831), il évoqua ainsi le héros du roman : «Il va en esprit à travers les espaces, aussi facilement que les choses, jadis observées, renaissent fidèlement en lui, belles de la grâce, ou terribles de l’horreur primitive qui l’avaient saisi.» Baudelaire lui-même aimait comparer l’émotion qu'il ressentait en face des chefs-d’oeuvre à un mouvement d’ascension. Le 17 février 1860, il écrivit à Richard Wagner : «J'ai éprouvé souvent un sentiment d’une nature assez bizarre, c’est l’orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle et qui ressemble à celle de monter en l’air ou de rouler sur la mer.» En 1861, il rapporta, dans ‘’Richard Wagner et ‘’Tannhäuser’’ à Paris’’ : «Je me sentis délivré des liens de la pesanteur […] Alors je conçus pleinement l’idée d'une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance.» ‘’Élévation’’, poème, composé de cinq quatrains d'alexandrins aux rimes embrassées, est avant tout remarquable par la sensation de mouvement qu’il fait naître chez le lecteur. Cela tient à une forte utilisation du champ lexical du mouvement («au-dessus», «par delà», «tu te meus avec agilité», «Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde», «Envole-toi», «Va te purifier dans l’air supérieur», «peut d’une aile vigoureuse / S’élancer vers les champs lumineux et sereins», «plane sur la vie»), au fait aussi qu’une seule phrase constitue les deux premiers quatrains (d’où un enjambement hardi de strophe à strophe) et une autre les deux derniers. Et, comme un sonnet, l’esprit d’une première partie, formée des trois premiers quatrains, s’oppose à celui d’une seconde, formée des deux derniers. Le premier quatrain est particulièrement marqué par la gradation d’une ascension vertigineuse et d’un élargissement spatial. On peut y voir un souvenir de Platon qui décrivit dans ‘’Le Phédon’’ l'ascension des âmes vers Ie pur séjour supra-terrestre ; qui déprécia le bas et idéalisa une lumière ou une chaleur empyréenne. Par une longue énumération, faite de répétitions et d’accumulation de compléments circonstanciels de lieu, dans des alexandrins parfaitement équilibrés du fait de leurs coupes régulières, l’esprit du poète, auquel il s’adresse (ainsi qu’on l’apprend au début de la deuxième strophe), se dégage d’abord de la nature terrestre, des «étangs» (qui stagnent), des «vallées» et des «bois» (qui enferment), milieux qui pourraient très bien représenter cette société médiocre que Baudelaire méprisait et qui le méprisait ; puis il s'élève de plus en plus haut : il franchit les «montagnes» (qui se dressent vers l’immensité du ciel), atteint les «nuages» et survole les «mers» (qui évoquent la liberté) ; 2 enfin, dans une véritable «odyssée de l’espace» avant la lettre, il dépasse le «soleil» (premier mot d’un champ lexical de la lumière, où figurent encore «étoilées», «clair», «limpides», «brumeuse», «lumineux»), parcourt les «éthers» (pluriel poétique, l’éther étant, pour les Anciens, le fluide très subtil qu’on supposait régner au-dessus de l’atmosphère), s’éloigne même des «confins des sphères étoilées» ! On peut remarquer l’opposition dans les vers de cette strophe entre les rimes embrassées, «vallées» et «mers» représentant le monde du bas, «éthers» et «étoilées» représentant le monde du haut. Au premier vers du deuxième quatrain seulement, vers coupé irrégulièrement, ce qui lui donne beaucoup de dynamisme, apparaissent le sujet de la phrase, l’«esprit», et un premier verbe, «tu te meus», qui le décrit donc par un mot qui concerne le corps. Cela se continue, dans un vers lui aussi coupé très irrégulièrement, avec l’idée du «bon nageur qui se pâme dans l’onde», c’est-à-dire qui ressent dans l’eau une émotion si forte qu’il en est comme paralysé, mais sans risque puisqu’il s’agit d’«un bon nageur», qui éprouve d’ailleurs «une indicible et mâle volupté», le poète semblant vouloir indiquer que cette jouissance quasi érotique, dans un élément liquide, donc féminin, si grande qu’elle ne peut être dite, n’en est pas moins virile. L’idée de la nage est peut-être un souvenir de certaines phrases de ‘’La peau de chagrin’’ prononcées par le héros : «Le plaisir de nager dans un lac d'eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible idée du bonheur que j’éprouvais quand mon âme se baignait dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une source lumineuse les images ruisselaient de mon cerveau palpitant.» ; et il veut goûter le «plaisir de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni les entraves de l’espace», goûter aussi l’orgueil «de faire comparaître en soi l’univers». L’idée de plaisir, et même d’exubérance, d’euphorie, est bien rendue par l'adverbe «gaiement». Cet esprit, qui sillonne «gaiement l’immensité profonde», rappelle l’albatros, le poème de ce titre étant venu, mais dans la seconde édition du recueil seulement, précéder ‘’Élévation’’. Comme ‘’L’albatros’’ relate la chute du poète et le malaise qui le prend à vivre parmi les gens du commun, ‘’Élévation’’ peut paraître un poème inverse. Dans ce quatrain aussi, on remarque l’opposition des rimes qui, étant embrassées, forment ici un chiasme : «agilité» et «volupté», qui représentent l'abstrait, enserrent «onde» et «profonde», qui représentent le concret. Pourquoi, si l’esprit s’est déjà libéré dans l’espace, faut-il que, dans le troisième quatrain, Baudelaire lui adresse trois injonctions. Pour la première injonction, on remarque le contraste sonore entre la liquidité dynamique de : «Envole-toi bien loin», et la lourdeur, due à l'allitération en «m», des «miasmes morbides» (émanations de substances en décomposition provoquant des maladies). Pour la deuxième injonction sont ménagées deux de ces significatifs allongements de mots qui sont provoqués par la diérèse qu’il faut faire pour que chaque hémistiche ait ses six syllabes : ainsi, «purifier» doit se prononcer «purifi-er» et «supérieur» doit se prononcer «supéri-eur». Pour la troisième injonction, qui s’étend sur deux vers dont le premier est, lui aussi, coupé de façon dynamique, le commandement de boire «Le feu clair qui remplit les espaces limpides» ne manque pas d’étonner ; on remarque aussi la répétition obsédante de l’idée de pureté («purifier», «pure», «limpides»), et on peut d’ailleurs constater, dans l’ensemble du poème, une correspondance entre les trois élément purificateurs : l'eau, l'air et le feu, tandis que la terre est associée à l'impureté. Les rimes de la strophe, elles aussi, sont significatives, «morbides» s’opposant à «limpides», tandis que «supérieur» et «liqueur» se répondent. «Envole-toi» inaugure un champ lexical du vol qui va être poursuivi avec «aile», «alouette», «essor», «plane». Ainsi, nous constatons, à la lecture des trois premiers quatrains, que le poète a, avec beaucoup d’art, usé du vocabulaire du monde uploads/Litterature/ 409-baudelaire-elevation.pdf

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