SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1995 N°15 (161-195) Brigitte LEMAÎ

SPIRALE - Revue de Recherches en Éducation - 1995 N°15 (161-195) Brigitte LEMAÎTRE LA PONCTUATION : UN SAVOIR ENSEIGNABLE ? ENSEIGNÉ ? Résumé : La ponctuation, à la frontière de l’orthographe, de la grammaire et de la stylistique, est encore à l’heure actuelle un sujet d’étude largement ouvert. Sa complexité, ses liens partiels avec l’oral et parfois l’absence de normes suffisam- ment reconnues rendent son enseignement peu évident. L’analyse de 42 manuels du primaire confirme la difficile transmission des savoirs de base qui restent flous et peu structurés. Une réflexion didactique plus approfondie reste à construire. Mots-clés : ponctuation, orthographe, didactique du français, école élémen- taire, manuels scolaires. 1 - UN SAVOIR ENSEIGNABLE ? 1. Quels sont les signes de ponctuation ? Ponctuation : « Système de renfort de l’écriture, formé de signes syntaxiques, chargés d’organiser les rapports et la proportion des parties du discours et des pauses orales et écrites. Ces signes partici- pent ainsi à toutes les fonctions de la syntaxe, grammaticales, intona- tives et sémantiques. » Cette possible définition proposée par N. Ca- tach au seuil de son dernier ouvrage1 ne surprendra sans doute pas le lecteur qui mettra derrière le terme la dizaine ou douzaine de signes traditionnellement reconnus comme signes de ponctuation par les grammairiens. Pourtant la question de fond que soulèvent encore ac- tuellement les linguistes est celle du concept lui-même, de sa défini- tion, et donc de l’inventaire des signes. Ce débat est peu connu du grand public mais entraînera-t-il un jour une modification des savoirs enseignés ? Sans doute de nouvelles études historiques de l’évolution 1- CATACH N. : La ponctuation, PUF (QSJ),1994. B. LEMAITRE 162 des signes et de leur fonction de l’Antiquité jusqu’à nos jours ont-elles contribué à faire regarder d’un œil neuf la ponctuation moderne, et ce dès les années soixante-dix. On peut songer également à l’effet du prodigieux développement de l’imprimé, aux procédés techniques de plus en plus sophistiqués et à la diversification des écrits qui ont en- traîné des innovations dans les présentations formelles et les choix des signes qui balisent les écrits. Selon N. Catach il s’agit d’un phénomène « qui, toutes propor- tions gardées, s’était déjà produit au moment du passage fabuleux du manuscrit à l’imprimé »2 Tout comme au XVIe siècle on utilisait des lunes, soleils, astérisques, pieds de mouche, losanges, etc. pour or- ganiser la page, on recourt à l’heure actuelle à des signes nouveaux (carrés, flèches, accolades…) qui font l’impasse sur la parole pour parler directement à l’œil et à l’esprit. L’histoire de l’écrit, de son mode de production et d’utilisation, a fait évoluer le système de la ponctuation : « L’écriture a d’abord été une prise de notes, et la ponc- tuation une organisation personnelle de la page »3. Au XVIIIe siècle encore « on écrit pour parler, et on parle avec ce que l’on a écrit »4. Au XIXe, les techniques industrielles du livre entraîneront le règne des typographes, l’imposition de normes et l’unité fondamentale ne sera plus le paragraphe mais la phrase. La liste des signes, leurs usa- ges, tendent alors à se fixer dans les manuels des grammairiens et ceux des typographes et les savoirs scolaires actuels sont finalement l’héritage du regard qu’a pu porter le XIXe siècle sur la ponctuation. C’est oublier cependant que « nous avons hérité, successivement, de toutes les strates de l’histoire »5 et, depuis une vingtaine d’années, les linguistes se penchent sur la complexité du système actuel, à la lu- mière des systèmes du passé, en posant la question de fond : qu’est-ce qu’un signe de ponctuation ? En fonction de quoi par exemple peut-on inclure de nouveaux signes dans la liste traditionnelle ? Ne peut-on aussi admettre que certaines marques comme le blanc de mot ou de page sont des « signes de ponctuation » ? N’ont-elles pas été parmi les premières formes de démarcation des unités écrites ? Cette question 2- CATACH N. : Langue Française n° 45, 1980, p. 4. 3- CATACH N. : « Retour aux sources », Traverses n° 43, 1987. 4- CATACH N. : Traverses, op cit. p. 44. 5- CATACH N. : Traverses, op. cit. p. 47. LA PONCTUATION : UN SAVOIR ENSEIGNABLE ? ENSEIGNÉ ? 163 première, déjà abordée par L. G. Védénina dans un article de Langue Française en 1973, a beaucoup préoccupé les spécialistes par la suite. En 1980 est paru un numéro de cette revue entièrement consacré à la ponctuation. Les linguistes se sont donc emparés d’un domaine jusque là réservé essentiellement aux grammairiens. Beaucoup d’articles sou- levaient le problème du concept lui-même et de la catégorisation des signes. Contrairement aux grammairiens qui, à partir d’une liste figée de signes traditionnellement reconnus, analysent les emplois de cha- cun d’entre eux, les linguistes essaient d’élaborer des classements par fonctions pour aboutir à un modèle descriptif plus large et plus inté- grateur. La lecture d’articles des années quatre-vingt montre à quel point ils ont pu rivaliser dans le choix et le nombre des qualifiants : fonctions « énonciative », « distanciante », « expressive », « rhéto- rique » etc. (nous en avons relevé une trentaine !…). Le sens de ces mots n’étant pas toujours défini, on pouvait se demander quels étaient les synonymes, s’il y en avait. L’illustration partielle de ces classe- ments par fonction ne permettait pas non plus au lecteur de savoir comment classer certains signes. Synchronie et diachronie se mêlaient parfois curieusement (c’est encore le cas dans des parutions très ré- centes !), les exemples pouvant être inventés par l’auteur de l’article, qui se fie à son jugement de convenance et de grammaticalité, puisés dans des auteurs des siècles passés (La Fontaine !) ou dans des jour- naux contemporains. Malgré ces quelques imperfections ou obscurités parfois et l’absence d’un vocabulaire spécifique commun6, la question s’est éclairée en se complexifiant. Tous les travaux, d’ampleurs diver- ses, qui ont été menés jusqu’à présent sur la ponctuation moderne ont eu le mérite de déstabiliser les représentations traditionnelles : on opte désormais pour une conception élargie de la notion dans une perspec- tive de linguistique textuelle et non plus seulement phrastique, des plus petites unités lexématiques à l’ensemble d’un ouvrage. Le pro- blème reste d’élaborer un modèle descriptif cohérent et fortement in- tégrateur à partir de la forme, de la fonction et de la place des signes dans l’ensemble du texte. Les rapprochements fonctionnels et/ou for- mels qu’on n’a pas manqué de faire ont conduit à faire éclater le con- cept, au point qu’il est encore difficile aujourd’hui de le reconstruire. 6- Si TOURNIER appelle le signe « ponctuant » et sa valeur « ponctuance » ces ter- mes ne sont guère repris. B. LEMAITRE 164 Les franges entre ponctuation et orthographe d’une part, ponc- tuation et mise en page d’autre part, demeurent très floues. Si l’on admet que les parenthèses sont des signes de ponctuation et que l’on constate qu’elles peuvent servir à démarquer une référence (un nom d’auteur par exemple), pourquoi ne pas considérer logique- ment que les notes en bas de page, qui remplissent la même fonction, sont également des marques de ponctuation ? De même, une citation peut-être signalée par des guillemets (incontestablement signes de ponctuation) ou par un changement de caractères, l’italique le plus souvent. Il existerait donc des signes continus (soulignements, blancs, caractères gras, etc.) et des signes ponctuels ou discontinus. Pourquoi considérerait-on que l’alinéa est une forme de ponctuation et pas le blanc entre les mots ? Si la majuscule de phrase est un signe de ponc- tuation, la majuscule de mot en est-elle un ? Les réponses ne sont pas évidentes. En comparant les points de vue de N. Catach, Tournier, Arrivé, Perrot, Laufer et Védénina, il y a quelques années du moins, on s’aperçoit que les avis sont très partagés. La plupart d’entre eux rejettent par exemple les divers symboles à fonction sémantique ([+] [=] [&] etc.) puisqu’ils ont un signifié et s’oralisent en lecture à voix haute. L’astérisque, les losanges et autres variantes sont l’objet de dis- cussion. N. Catach les rejette mais Tournier et Arrivé les admettent dans l’inventaire… Le consensus ne porte finalement que sur la ponc- tuation traditionnelle de la phrase : virgule, point-virgule, point, ma- juscule de phrase (admise par la majorité des linguistes) deux points, point d’interrogation, point d’exclamation, points de suspension, tiret, double tiret, parenthèses, guillemets (parfois crochets, la barre oblique restant souvent en attente…) N. Catach et C. Tournier, en optant pour une conception élargie, ont proposé de distinguer trois niveaux : niveau des mots, des phrases, du texte. Les blancs de page et les changements de caractères seraient des signes relevant de la mise en page. Ce point de vue a un effet cla- rificateur et N. Catach affine et systématise ce classement dans sa der- nière publication7. Malgré son caractère très intégrateur — et donc sé- duisant — ce modèle reste contestable dans le détail et le problème n’est pas clos, certaines contradictions pouvant subsister : l’auteur 7- N. CATACH : La ponctuation, PUF (QSJ),1994. uploads/Litterature/ 7-lemaitre-spi15.pdf

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