ISIDORE ISOU entretien avec Roland Sabatier Roland Sabatier - Près de 60 ans ap

ISIDORE ISOU entretien avec Roland Sabatier Roland Sabatier - Près de 60 ans après la création de la poésie et de la musique lettristes, et, malgré ton manifeste, Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique, publié chez Gallimard en 1947, malgré également tes nombreux écrits destinés à positionner l’originalité de ton apport dans l’histoire du lyrisme et de l’art des notes, il persiste encore, chez plusieurs, l’idée que le lettrisme serait redevable au dadaïsme de l’expression phonétique. Comment expliques-tu celle situation d’incompréhension qui dure? Isidore Isou - D’après moi, pour le positionnement d’un certain nombre de valeurs, il faut parfois un siècle, au moins. Le Christianisme a eu besoin d’un siècle pour venir convertir l’Europe. La Renaissance a eu besoin de plusieurs centaines d’années pour s’imposer, pour que soit imposés Michel-Ange, Botticelli et autres... Il y a eu la Renaissance Grecque, mais tu sais, longtemps, les manuscrits de Platon n’étaient pas connus, ceux d’Aristote non plus. Ensuite, n’oublie pas qu’un certain nombre d’impressionnistes ne se sont pas immédiatement imposés, que, par exemple, Van Gogh s’est suicidé à trente et quelques années, incompris, que des directeurs de musée disaient :“T ant que je serais vivant aucun Gauguin n’entrera dans mon musée”. N’oublie pas que l’État n’a pas acheté de Picasso avant 1950 et quelques, etc... ll y a des valeurs qui ont vaincu assez vite, c’est vrai, mais il y en a d’autres qui apportent une révélation profonde, qui sont durables mais auxquelles il faut du temps pour s’imposer. Et puis, reste que ces victoires n’existent que pour une certaine couche de la population, que d’autres types sont très arrièrés... Quelques fois, une victoire demande beaucoup de temps. De son temps, on n’acceptait pas Cézanne, c’est après sa mort qu’un certain nombre de ses toiles ont été achetées... Le calcul infinitésimal de Leibnitz, il n’y avait peut-être que six personnes qui le comprenaient même au moment où les gens parlaient de lui, c’est la même chose pour L’Hospital, Newton, etc... Il faut du temps pour que de nouvelles valeurs s’imposent. Ainsi nous devons être heureux de ne pas avoir été crucifiés comme Jésus, ou de ne pas nous être suicidés comme Van Gogh et de n’être pas partis dans les îles mourir syphilitique comme Gauguin. Je crois que nous avons vaincu au près d’une certaine élite pour qu’ensuite soit possible une compréhension plus large de ces valeurs. Il y aura des batailles qui devront se faire pendant des dizaines d’années et même des siècles après nous. Roland Sabatier - C’est une bataille et elle semble avoir son point d’origine dans la publication de La poésie des mots inconnus du plagiaire du “zaoum’ (Isou se refuse à nommer certains artistes pour des raisons exposées plus loin. lI s’agit de Ilja Zdanevitch, connu sous le nom d’Iliazd - NdR), paru en 1949. Isidore Isou - Non! non! ah non! Elle a son origine dans L ’introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique de 1947. C’est ça la question? Roland Sabatier - Je comprends, mais ce débat, il avait une cause... Isidore Isou - Qu’est-ce que je dis en 1946? Je dis, naturellement il y a eu des precurseurs, je les ai appelés les pre-lettristes. Et ces pré-lettristes je les ai trouvés même dans la poèsie folklorique qui avait des milliers d’années. J’ai cité un certain nombre de ces poètes, j’ai cité les Poèmes à hurler et à crier de l’ami d’Apollinaire (Pierre-Albert Birot - NdR). Mais quand je l’ai rencontré et sa femme aussi, il m’a dit "on ne croyait pas aux lettres”. Ces gens ne croyaient pas aux lettres... Dans mon manifeste, il y a deux parties. Il y a celle des lieux-communs, contre les mots, et la partie d’inedits. Qu’est-ce qu'il y a d’inédit chez moi ? C’est la systématisation. C’est la première école qui s’occupe de la lettre en elle-même, des consonnes et des voyelles et de nouvelles lettres. C’est ça le commencement et c’est ensuite que tous les dadaïstes encore vivants on dit qu’ils avaient fait ça eux aussi. Mais j’avais trouvé des glossolalies de l’époque d’Homère... Quand je suis allé voir pour la première fois cet ami d’Apollinaire, il m’a dit: “Vous lisez d’une autre façon que nous”... Mais eux, ils ne lisaient pas, ils les jetaient... Roland Sabatier - Justement... après l’apparition du lettrisme et seulement après, des dadaïstes ont revendiqué des compositions typographiques comme des poèmes... Isidore Isou - ... Oui, mais j’étais alors remonté plus loin dans les précurseurs du lettrisme... j’ai même trouvés des bribes de lettres dans Aristophane, dans la Comtesse de Ségur, par exemple... Roland Sabatier - Oui, mais, Aristophane et les glossolalies, on ne disait pas que c’était de la poésie ni de la musique phonétique. Isidore Isou - Non... Roland Sabatier - Alors qu’avec La poésie des mots inconnus, c’était d’emblée dire voilà... Isidore Isou - Non! mais, c’est après l’apparition du lettrisme. Roland Sabatier - Justement, après le lettrisme... alors pourquoi y a -t-il de la résistance? Isidore Isou - Il y a toujours de la résistance... Il y a de la résistance devant Cézanne, devant Monet, devant Gauguin... T u veux que tout de suite tout le monde accepte tout, alors qu’il y a un million d’illettrés en France... qui ne savent à peine ni lire ni écrire. . . Je ne peux les voir ni les recevoir. Roland Sabatier - Il y a deux formes de résistance, celle fondée sur l’ignorance, qui ne comprend pas le nouveau, et celle qui se fonde sur l’idée que ça aurait été fait avant par d’autres... Isidore Isou - Mais toujours... Quel que soit l’apport, on trouve des précurseurs... pour Pasteur, on dira qu’on faisait des vaccins avant. En T urquie, on introduisait des vaccins... Pasteur n’a jamais dit qu’il avait découvert le vaccin... c’est un anglais... il a trouvé les microbes pathogènes. Avant lui on cherchait les microbes pathogènes inconnus dans la passion. On disait “les esprits animaux”, comme Descartes ou autres... C’est Pasteur qui les a précisés, tu comprends? ... Pour tout ce qu’on apporte on trouve des précurseurs... li y a deux positions soit il n’y a rien de nouveau sous le ciel, tout a existait déjà; soit on dit, il y a tout de même une évolution, un progrés. une création. Je crois quil y a une création... Moi, si j’ai créé la poésie phonetique c’est parce que je me suis dit : j’ai besoin des mots pour la conversation, pour la médecine, pour la chimie, la physique, etc... mais je n’ai plus besoin de la poésie à mots, poésie qui va d’Homère à Victor Hugo et Baudelaire et de Baudelaire jusqu’à la pataphysique de Jarry... Moi, en réalité je n’ai jamais aimé Dada. Etre Dada c’est vivre dans l’incohérence, ce n’est pas possible, méme une journée. Ce serait une vie démente. Dada n’était pas une conception de vie... Bien-sûr, il y avait Dada, le Surréalisme mais je les ai vus sur le plan esthétique et pas du tout sur le plan totalitaire... Ensuite a commencé l’escroquerie, comme on a fait pour Picasso en disant : c’est l’art nègre. Les gens n’ont pas compris que Picasso représentait une phase ciselante, une phase qui venait des impressionnistes, à Cézanne, à Van Gogh, à Gauguin avec les fauves, à Matisse, et qu’il en faisait autre chose. On disait : Picasso, c’est un plagiaire... Roland Sabatier - Il y a quand même une ressemblance, même si elle est superficiefle, entre le masque nègre et le cubisme de Picasso, mais là on a des poèmes qui ressemblent aux tiens et que tu traduis pour montrer que ce ne sont pas des poèmes phonétiques, mais des poèmes écrits dans des dialectes, comme Karawane ou d’autres oeuvres... C’est a qu’on t’oppose. Isidore Isou - On m’a trouvé des précurseurs comme on en a trouvés à Picasso. Roland Sabatier - Parlons de toi... On t’oppose des poèmes phonétiques, considérés comme tels parce qu’ils ne sont pas traduits eri français. Or toi, tu en as donné des traductions et ce sont des poèmes à mots... Isidore Isou - ... Oui... Roland Sabatier - Pourquoi, dès l’instant où, en donnant une traduction, tu montres que ce sont des poèmes à mots, on s’obstine encore à dire qu’ils sont phonétiques? Isidore Isou - Parce qu’ils s’obstinent tout le temps, contre Picasso, contre Lavoisier, contre n’importe quel créateur, contre Max Planck... Il y a toujours des gens qui s’obstinent dans le passé, dans la bêtise, dans la réaction... tu ne vois pas le retour de l’hitlerisme et tout ça, il y a des gens qui continuent à étre réactionnaires. Roland Sabatier - Donc, cette situation n’est pas anormale, il faut simplement poursuivre une lutte culturelle... Isidore Isou - Oui... Et ensuite penser qu’il faut s’imposer dans les écoles, pour faire que les gens comprennent... Il faut transformer les programmes scolaires pour que les créateurs soient compris. Même la musique, si on fait écouter Bach à un indigène il ne comprendra pas, il jette ça uploads/Litterature/ isidore-isou-roland-sabatier.pdf

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