Quelques traces d’une « théorie du texte » dans l’allégorèse en moyen français.

Quelques traces d’une « théorie du texte » dans l’allégorèse en moyen français. La fiction, moteur de la quête du sens ? 1. Préliminaire Le Moyen Âge a peu développé systématiquement de théories littéraires. Le Prologue de Guillaume de Machaut, l’Art de dictier d’Eustache Deschamps, les correspondances de George Chastelain et de Jean Robertet1 sont des cas assez isolés où l’auteur réfléchit sur l’acte de création poétique. Les Arts de seconde rhétorique2 constituent quant à eux plutôt des manuels pratiques expliquant comment il faut « bien écrire ». Ainsi, les auteurs français médiévaux n’ont pas donné de définition au terme d’« allégorie », utilisé pourtant à profusion par les critiques contempo- rains pour caractériser une bonne majorité de la production, et amenant l’assimilation d’écritures aussi différentes que les bestiaires et les poésies lyriques de Charles d’Orléans… Les carences de théorisation du phénomène propre à la langue vulgaire médiévale amènent à mêler les vues d’un Quintilien (l’héritage antique) et les conceptions de l’exégèse théologique. L’étude du rapport entre l’allégorie (terme sous lequel on entend le phénomène de création de fiction, de description, de dialogue allégoriques) et l’allégorèse (phénomène d’interprétation) permet, dans une certaine mesure, de pallier le manque. On a tendance à distinguer trop catégorique- ment ces deux formes d’expression. En réalité, il s’agit bien de deux faces 1. GEORGES CHASTELAIN, JEAN ROBERTET, JEAN DE MONTFERRANT, Les Douze dames de rhétoriques, éd. D. COWLING, Genève, 2002 (1463-1464). 2. E. LANGLOIS, Recueil d’Arts de secondes rhétorique, Genève, 1974 (reprint de l’édition de 1902). 596 VIRGINIE MINET-MAHY d’une même réalité. Les textes rattachés à la « pure allégorèse », l’Ovide moralisé, l’Epistre Othea, le Livre des échecs amoureux… comportent des élé- ments de fiction très importants de portée signifiante réelle, tandis que les créations allégoriques souvent, et de plus en plus au fur et à mesure de la tradition, connaissent un développement de gloses internes souvent dues à l’auteur sur sa propre production. Cette concomitance fréquente de l’allégorie et de l’allégorèse semble constituer un témoin quant à la manière dont l’écrivain perçoit son acte d’écriture comme réponse à une attitude de lecture. La création se trouve éminemment liée à la réception dans un jeu de relance sémiotique. L’Ovide Moralisé traduit une propension à considérer la fiction comme potentiel d’interprétation. Dans un premier temps, on s’attardera à expliquer l’émergence d’une forme de lecture aussi surprenante que celle de l’Ovide moralisé et son impact sur une conception plus large de la fiction et de l’allégorie comme cercle de création-interprétation. Dans la seconde partie du développement, on ten- tera de dévoiler la conjointure subtile entre allégorie et allégorèse, d’une part par l’analyse des mécanismes de l’exégèse, en partie basés sur le rôle herméneutique de la métaphore, d’autre part par la mise en évidence de la richesse de l’Ovide moralisé, richesse sur le plan doctrinal. 2. Polysémie et dissemblance des signes dans l’Ovide moralisé A. Introduction Pierre Abélard, dans son introduction à la théologie, répond à des critiques que l’on pourrait lui adresser dans sa manière d’interpréter les sources non bibliques. Il commence par justifier la lecture allégorique des textes d’inspi- ration divine. Selon lui, les prophètes de l’Écriture sainte n’étaient pas conscients des sens véhiculés par leurs paroles, issues d’une voix surnatu- relle. Dès lors, ce n’est pas une erreur de dégager une multitude de signifi- cations d’un même récit, pourvu qu’elles contribuent « à l’ornement de la céleste Épouse ». « Pour interpréter la sainte Écriture, on ne doit rejeter aucun sens s’il ne contredit pas la foi. De même en effet que d’un seul lingot d’or les uns font des colliers, d’autres des bagues, d’autres encore des bracelets, de même, pour un seul verset de la sainte Écriture, on peut trouver des sens innombrables. Et tous ces sens concourent à l’ornement de la céleste Épouse3. » 3. PIERRE ABÉLARD, Introductio ad Theologiam, I, 20, éd. J.P. MIGNE, Patrologie latine, QUELQUES TRACES D’UNE « THÉORIE DU TEXTE » DANS L’ALLÉGORÈSE 597 Le philosophe transfère ses réflexions sur la Bible à des textes de fiction ou de philosophie. Même s’ils sont d’origine païenne ceux-ci participent du même « logos divin » et dès lors sont susceptibles de véhiculer des sens sacrés qui échappent à leur auteur. Il rejoint l’opinion de Clément d’Alexandrie ou de Justin de Naplouse au temps de l’apologie du christianisme. Les réflexions d’Abélard intéressent particulièrement les littéraires : elles témoignent de l’application d’une méthode théologique, la lecture allégori- que, à d’autres types de productions, plus ou moins païennes et laïques, et cautionnent sa validité. Elles pointent au moins deux phénomènes indissociablement liés au langage et, partant, à la relation entre signifiant/ signifié : 1) Il y a une possibilité de dissemblance entre signifié et signifiant. Autre- ment dit la forme du signifiant est indépendante du signifié. 2) À un signifiant ne correspond pas un et un seul signifié. Autrement dit, le langage est polysémique par essence. Ces deux éléments peuvent passer, aux yeux des modernes, pour des évidences. Cependant, il faut savoir que de nombreux commentateurs ont voulu montrer que les médiévaux en général conçoivent le langage d’une manière « cratylique », sans aucune intuition de ce que Saussure, entre autres, appelle l’arbitraire du signe. La poésie et les œuvres littéraires en général ne manquent certainement pas d’incarner la propension essentielle du verbe à l’association surprenante entre signifiant et signifié, entendus dans leur sens large, et à la polysémie. On peut observer dans l’Ovide moralisé une large place accordée à de tels phénomènes de langue. Une fable peut cacher une multitude de sens et l’auteur de la moralisation n’hésite pas à faire jaillir les richesses significati- ves du texte païen qu’il commente et christianise. Le constat n’est certainement pas propre à ce texte du XIVe siècle. Depuis l’Antiquité tardive, les exégètes grecs et latins, d’ailleurs nourris de leurs précurseurs stoïciens, se sont livrés à des lectures plurielles du Livre Sacré. t. 178, col. 1028, b-c : « In intellectu Sacrae Sripturae respui non debet quidquid sacrae fidei non resistit. Sicut enim ex uno auro alii murenulas, alii annulos, alii dextralia ad ornamentum faciunt, ita ex una Scripturae sacrae sententia expositiones etiam per innumeros intellectus, quasi varia ornamenta componunt ; quae tamen omnia ad decorem coelestis sponsae proficiunt ». Ipse praeterea Macrobius, ea quae de anima mundi a philosophis dicta sunt, mystice interpretanda esse meminitus. Quod etiam juxta litteram exponi veraciter aut convenienter nullatenus queant, ut supra meminitus, ipsa nos littera ad expositionem mysticam compellit. Pluribus quoque testimoniis sanctorum didicimus Platonicam sectam Catholicae fidei plurimum concordare […]. D.E. LUSCOMBE, dans P. DRONKE, A History of Twelfth Century Western Philosophy, Cam- bridge, 1988. 598 VIRGINIE MINET-MAHY Cependant, les sens dégagés peuvent souvent dériver les uns des autres, de sorte que l’effet de polysémie est relativement restreint. Dans le cas de l’Ovide moralisé, les sens seconds attribués à une histoire peuvent fortement détonner par rapport à la littera. On constate quelquefois de profondes contradictions entre le signifiant-texte et ses signifiés, c’est-à-dire, ses différentes exégèses. « Un moderne penserait qu’en se multipliant les interprétations se détruisent les unes les autres. Pour les hommes du XIIe siècle elles témoignaient, par leur multiplicité même, de la richesse du texte à commenter4. » Pour les hommes du XIVe siècle également ? Pour mieux comprendre les mécanismes de lecture et les associations parfois surprenants à l’œuvre dans la moralisation des Métamorphoses d’Ovide, il est intéressant de resituer le texte dans un contexte de « pensée allégorique » plus large. L’auteur anonyme du texte en vers français hérite effectivement d’une tradition d’exégèse et de « symbolisme » qui a déve- loppé une certaine théorie de l’image et de la fiction. À travers l’analyse du fonctionnement de l’allégorèse5, essentiellement par le biais des fables d’Apollon et de Danaé, et de Myrrha on va tenter de mettre au jour quelques ressorts de la pensée allégorique pour dégager de la « poésie6 » la plus impie un maximum de signification. B. Accorder la fable et le message chrétien : un défi scabreux ? Dans le premier livre de la moralisation des Métamorphoses, l’auteur traduit la fable de Daphné7 et d’Apollon (v. 2737-3408)8. La jeune fille poursuivie par 4. É. JEAUNEAU, L’usage de la notion d’integumentum à travers les gloses Guillaume de Conches, Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, t. 24, 1957, réédité dans Lectio Philosophorum. Recherches sur l’École de Chartres, Amster- dam, 1973, p. 139. 5. A. STRUBEL, La Rose, le Renart et le Graal. La Littérature allégorique en France au XIIIe siècle, Paris, 1989, p. 291 et s. La distinction mise au point par des critiques allemands a fait l’objet de confusion notamment de la part de P. ZUMTHOR qui inverse la signification des termes (Le Masque et la lumière : la poétique des Grands Rhétoriqueurs, Paris,1978, p. 80 et 84). 6. Le terme « poésie » est particulièrement bien venu dans le contexte de ma réflexion. Dans le lexique français médiéval, il désigne l’usage de la mythologie. Chez JACQUES LEGRAND, dans l’Archiloque Sophie (Archiloque Sophie et Livre de bonnes meurs, éd. uploads/Litterature/ allegorese-en-moyen-francais-pdf.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager