22 l’écriture de l’exil • TDC no 1065 histoire littéraire A u matin du 2 décemb

22 l’écriture de l’exil • TDC no 1065 histoire littéraire A u matin du 2 décembre 1851 (anniver- saire de la bataille d’Austerlitz), Louis- Napoléon Bonaparte ayant fait sortir l’armée des casernes pour mettre à mort une République qui l’avait élu président trois ans plus tôt, le député Victor Hugo passe de la tribune à la barricade (mais sans armes). Ce poète qui n’a rien d’un profession- nel de la révolution entre dans la résistance armée, anime le petit groupe de députés de gauche qui appelle la capitale à se soulever contre la forfaiture du président, rédige les proclamations au peuple l’appelant à prendre les armes, et à l’armée la conjurant de ne pas noyer son honneur dans la boue et le sang des coups d’État (Voir Actes et Paroles I : Avant l’exil). Il court les rues et les réu- nions secrètes, échappe à la police venue l’arrêter et, comme son nom figure au bas de toutes les affi- ches républicaines, le bruit court que sa tête est mise à prix – par celui qu’il a déjà, dans son dernier discours à l’Assemblée législative, le 17 juillet 1851, affublé de cette appellation drolatique et ter- riblement efficace : Napoléon le Petit. Le 10, il doit quitter la France. Son arrivée à Bruxelles précède de quelques jours le décret de proscription. L’exil a commencé. Il durera dix-neuf ans et neuf mois. La tribune d’un résistant Le temps pour lui d’entreprendre une volumi- neuse histoire du coup d’État (Histoire d’un crime ne sera achevé et publié qu’en 1877), puis de rédiger d’un trait, en un mois, un pamphlet vigou- reux et vengeur, promis à un grand succès malgré sa clandestinité (Napoléon le Petit), Hugo quitte la Belgique dont il est sur le point d’être expulsé. Il ne fait que passer à Londres, où sont rassemblés la plupart des proscrits illustres, et aborde à Jersey. Il en est chassé en 1855, avec les autres proscrits de l’île, et s’installe à Guernesey, plus petite encore. Par temps clair, il peut apercevoir les côtes de France… Hugo fait ce qu’il juge être son devoir : résister au césarisme, à la tyrannie impériale, à ce qu’il tient pour un « recul de la France et de l’esprit humain » (« Saint-Arnaud », dans Les Châtiments, VII, 16). Quand, en 1859, Napoléon III amnistie les condamnés de 1851, il déclare : « Fidèle à l’en- gagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. Quand la liberté rentrera, je rentrerai » (« L’am- nistie », dans Actes et paroles II : Pendant l’exil). Il rentrera en France le 5 septembre 1870, au len- demain de la proclamation de la IIIe République, consécutive à la défaite de Sedan et à la capture de Napoléon III par l’armée allemande. Durant cette période, ses interventions dans le débat public ne cesseront pas, et les journaux anglais, italiens, belges, américains, ou parfois français, publieront régulièrement ses déclara- tions, cinglantes ou prophétiques, pathétiques ou véhémentes. Car c’est vraiment avec l’exil que le nom de Victor Hugo, comme le remarque l’histo- rien Maurice Agulhon, déborde l’histoire de la littérature pour entrer dans l’Histoire tout court. Une ferveur d’écrire retrouvée En cela, Hugo est une exception. Sylvie Aprile l’a montré : alors que la grande majorité des exi- lés politiques du xixe siècle ne s’en relèveront pas (voir Savoir +), lui sut faire de son exil une posi- tion de force, l’espace-temps d’une reviviscence, dont il sortit auréolé d’une gloire populaire sans précédent dans l’histoire littéraire de la France. D’abord parce qu’en exil il est redevenu un grand écrivain, et qu’il a su, depuis ses îles, gar- der, reconquérir et élargir considérablement son public. Ce n’était pas donné d’avance, et il lui a fallu beaucoup d’énergie et d’intelligence pour résonner ainsi, à distance, avec le cœur du monde littéraire français. Cela passa par le doigté et l’exi- gence de ses rapports avec ses éditeurs, par l’en- tretien d’un réseau actif de correspondances avec Vitalité d’un proscrit L’exil ne se résume pas pour Victor Hugo à une posture de résistant qui le fait entrer dans l’Histoire. C’est aussi l’occasion pour l’écrivain d’un étonnant regain de créativité. > Par Franck Laurent, professeur de littérature française à l’université du Maine, directeur du laboratoire Langues, Littératures, Linguistique des universités d’Angers et du Maine (3L.AM) Résister au césarisme, à la tyrannie impériale 23 TDC no 1065 • l’écriture de l’exil de nombreux critiques et confrères, par l’entre- gent des membres du « clan » en France : Vacque- rie, Meurice et, de plus en plus souvent, sa femme et ses deux fils. Mais rien n’aurait été possible sans la résur- gence spectaculaire d’une puissance d’écriture qui s’était considérablement affaiblie durant la décennie 1840. Certes, écrire en exil n’est pas rare, et la littérature d’exil est une tradition – que Hugo n’oublie pas, par exemple quand il reprend dans l’épigraphe de La Légende des siècles (1859), après Du Bellay et d’autres, l’ouverture des Tristes d’Ovide : « Livre, qu’un vent t’emporte / En France où je suis né ! / L’arbre déraciné / Donne sa feuille morte. » Ce qui est moins courant, c’est que l’exil produise chez l’écrivain une telle recrudescence de force, voire de jubilation – tout à la fois avec et malgré la mélancolie. Dès la campagne d’écriture des Châtiments, Hugo s’étonne lui-même de cette énergie qui fait enfler le recueil, annoncé d’abord aux alentours de 1 600 vers, à plus de 6 000. Celui qui n’avait plus publié de livre de poésie depuis treize ans revient dans l’arène poétique avec une fraîcheur sombre, un éclat, une inventivité, une profusion qu’on n’attendait plus de lui – et qui, à bien des égards, surpasse tout ce qu’auparavant il avait écrit en vers. À contre-courant, en ce début de Second Empire où la poésie française s’installe dans le retrait, s’essaie à la pureté, vire à une froi- deur formelle un peu étroite. « Le père est là-bas, dans l’île » Toutes les grandes œuvres de l’exil hugolien porteront cette double marque, apparemment contradictoire, d’extrême mélancolie et de puis- sante ardeur. Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (1859), Les Misérables (1862), William Shakespeare (1864), Les Travailleurs de la mer (1866), L’Homme qui rit (1869), pour ne citer que les plus célèbres, montrent aussi combien l’exil peut être synonyme de liberté. Car toutes (et par- ticulièrement les œuvres romanesques) affirment leur distance par rapport aux tendances domi- nantes de la littérature française telle qu’elle se fait sous le Second Empire, et au-delà. Distance qui ne s’explique pas seulement par un relais de génération, et moins encore par une survivance plus ou moins artificielle, en la personne du vieil exilé, du romantisme de 1830. Entre Notre-Dame de Paris et L’Homme qui rit, on perçoit des conti- nuités certes, mais quelles différences ! Et sans les œuvres de l’exil, quelle place Hugo occuperait-il dans l’histoire du roman français ? À l’heure de Flaubert et Zola (qu’il estime), Hugo suit une voie autre, et qui peut-être ne l’aurait pas été aussi clairement sans la position distante que son exil lui conférait. Distance paradoxale, car durant toutes ces années, Hugo l’exilé reste au cœur du champ littéraire français : l’auteur le plus cité dans la presse (dans les limites imposées par la censure impériale), le plus traduit à l’étranger, celui par rapport auquel chacun, nolens volens, doit se situer, celui auquel le rite enjoint d’envoyer son dernier livre, et surtout son premier… Comme l’écrit Théodore de Banville dans sa « Ballade de Victor Hugo, père de tous les rimeurs » (1869), pour les lettres françaises « le père est là-bas, dans l’île ». De là, à son égard, beaucoup d’amour, mais aussi de la haine et pas mal d’agacement. De là aussi une certaine schizophrénie de la littérature du temps, et qui souvent embarrasse l’histoire littéraire, trop amoureuse de belles perspectives cavalières. ● ● APRILE Sylvie. Le Siècle des exilés : bannis et proscrits de 1789 à la Commune. Paris : CNRS, 2010. ● HOVASSE Jean- Marc. Victor Hugo. Tome II : Pendant l’exil, 1851-1864. Paris : Fayard, 2008. ● HUGO Victor. Écrits politiques. Anthologie réalisée par Franck Laurent. Paris : LGF , Le Livre de poche, 2001. savoir © Collection Grob/Kharbine-Tapabor ❯ Hugo en exil. « Là-bas, dans l’île », illustration de Gill pour La Lune rousse du 22 septembre 1878. uploads/Litterature/ article-tdc-exil.pdf

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