JÜRGEN SCHREIBER les presses du réel – collection Fama Richter, peintre d’Allem
JÜRGEN SCHREIBER les presses du réel – collection Fama Richter, peintre d’Allemagne – le drame d’une famille Collection Fama direction éditoriale : Xavier Douroux et Virginie Vuillaume Autres titres : Vincent Nordon, Straub/Huillet – la plainte d’un ami Anne Marquez, Godard, le dos au musée – histoire d’une exposition __ Copyright édition allemande © Pendo Verlag GmbH &Co.KG, Munich et Zurich, 2005 Copyright édition française © Les presses du réel, Dijon, 2012 Richter, peintre d’Allemagne – le drame d’une famille [traduit de l’allemand par Mariette Althaus] JÜRGEN SCHREIBER les presses du réel « Je suis mes souvenirs. » Saint Augustin Nuit – 6 – Le feu Le garçon deviendra peintre. Gerhard Richter vient d’avoir 13 ans. Pas d’anniversaire, cela ne se faisait pas en 1945. C’est la guerre depuis 1993 jours, presque la moitié de sa vie. Les Russes arrivent. Réfugié en Saxe avec sa mère Hildegard et sa sœur Gisela, dans le village de Waltersdorf, une paroisse isolée à la frontière du protectorat tchèque. Le père, Horst Richter, se bat sur le front ouest. Venus de l’Est, des avions tirent en rase-motte, balayant l’Oberlausitz, rabattant dans les fossés les files de réfugiés et le flot de soldats de la Wehrmacht hitlérienne. Tonnerre de la bataille en direction de Görlitz. La violence broie l’arrière-pays. Éxécutions. Pillages. Viols. Amis ou ennemis, l’enfant éloigne l’horreur en jouant. L’adulte se souviendra plus tard de la guerre comme d’une passionnante aventure. Le garçon sera un jour mondialement connu. À 70 kilomètres à vol d’oiseau, les bombardiers anglais réduisent en cendres sa ville natale, Dresde. Violentes attaques du 13 février 1945 sous le manteau de la nuit. La ville, à laquelle Adolf Hitler avait promis que « le national-socialisme lui donnerait sa véritable forme », doit disparaître. 650 000 charges incendiaires et 529 mines aériennes pleuvent, pour ne parler que du plus gros, métamorphosant ce qui fut autrefois une résidence royale en un piège mortel pour des dizaines de milliers d’êtres humains. L’escadron de chasseurs bombardiers américain « Florence de l’Elbe », achève la besogne à l’aube du 14 février. Des ruines à perte de vue, une étendue couverte de cendres. Ce vide béant n’a pas été représenté, sauf dans les tableaux d’un fils célèbre de la ville, Gerhard Richter. Dans les années cinquante, jour après jour, l’étudiant foule les gravats de l’Académie des Beaux-arts, sur le sentier qui traverse – 7 – le squelette du bâtiment de la Frauenkirche. Aujourd’hui encore, le vide laissé par cette ville anéantie en quelques heures pèse sur les âmes comme une douleur fantôme. « Steppe de briques », « néant » sont les qualificatifs qu’utilisent les chroniqueurs pour désigner les épaves de ces monuments de la culture si souvent décrits, ainsi Éric Kästner écrit-il : « On a l’impression de traverser Sodome et Gomorrhe. » Ce vague à l’âme dresdois à nul autre comparable, laisse la sensation d’une perte incommen- surable. Aucune construction nouvelle, aucune réédification ne pourra le guérir. Ce qui a « volé en éclats », comme on dit encore sous le choc, ne pourra jamais renaître. Richter ne s’est jamais senti « chez lui » dans ce provisoire qui a duré. L’oppression de ce paysage urbain monstrueusement déchiqueté renforce en lui le sentiment de désespoir politique. Finalement, en 1961, la désillusion le poussera à fuir le socialisme pour le capitalisme. Lors des célébrations du 50e anniversaire de la destruction de Dresde, sa toile Zwei Kerzen (Deux bougies), imprimée sur une bannière de 19 x 23 mètres, est accrochée sur les Brühlsche Terrasse (croûtes noires de la catastrophe de février conservées dans le grès de l’Elbe, comme s’il fallait porter un deuil éternel). Symbole de la mémoire et du retour de l’enfant prodige, formé ici, à l’Académie des Beaux-arts, « moyennement démolie » à en croire le rapport d’état des lieux, ce qui signifiait que dans l’urgence le bâtiment était réparable. Même en ruine, ses colonnes, ses niches, ses statues, ses médaillons et toute l’orne- mentation sculptée dans la pierre ou travaillée dans le cuivre étaient « incroyablement imposants » pour les yeux du néophyte. Au-dessus de la porte principale : « Le Génie de l’Art. » Richter swingue littéralement en franchissant l’arc de triomphe, sa porte ouverte sur le monde. Des débuts au-delà de – 8 – toute espérance : « juste le fait d’être là et parce que les professeurs étaient de véritables artistes ». Des gens célèbres, comme Otto Dix, Kretzschmar, Rudolph, ou les Grundig, ont connu la statue. L’architecte Mart Stam en a parlé, à l’occasion de la cérémonie de réouverture, comme d’une « effigie imposante ». Comme un flot brûlant, le bonheur des premiers pas submerge Richter. Rares sont les jours de fêtes comparables à celui-là. À côté, l’ÖL, « Örtliche Luftschutzleitung (Direction locale de la protection aérienne) », s’était repliée dans la splendeur du Musée Albertinum. C’est ici, en février 45, qu’arrivaient les rapports d’alerte : « Avions de chasse rapides sur route nord-est. » Les Alliés avaient marqué le bâtiment d’une croix noire sur leurs plans d’attaque : cible à détruire ! Plus tard, Gerhard Richter peindra des stukas allemands, en formation de vol contre l’ennemi, ou bien encore Mustang-Staffel (Escadron Mustang) composé de huit machines en piqué tel un essaim de frelons enragés. Lors de l’attaquesur Dresde, une force de 430 chasseurs avait assuré l’approche des bombardiers américains dont la cargaison allait brûler vifs et broyer les humains. – 9 – En 2004, lors d’une exposition à l’Albertinum, Richter repré- sentera la scène, les avions qui détruisent sa ville natale. Où qu’il aille, les salles sont remplies de ses œuvres. Même si Fama, personnification de la renommée dansant sur la coupole de verre de l’Académie, le lui avait soufflé, l’étudiant n’aurait jamais osé avoir pareille ambition, même dans ses rêves les plus fous. En 1960, sa Stilleben mit Muscheln (Nature morte aux coquillages) avait été retenue par le musée dans la section Jeunes artistes. Aujourd’hui, il lui suffit d’un clin d’œil pour que toutes les salles s’offrent à ses envies. Le terrain d’expérimentation du jeune garçon qui voulait devenir peintre, c’est la guerre. Et ce qui l’a effleuré alors laissera des cicatrices. Son expérience du précipice produira plus tard l’explosif War cut, son livre outrageusement coloré sur le conflit irakien, réalisé 59 ans après la destruction de Dresde. 13 février 1945. Mort et gangrène se succèdent par vagues. Au- dessus du noir miroir de la mer du Nord, un flot continu de bombardiers venus d’Angleterre. Bientôt, en dessous, l’Elbe s’illumine. 1281 messagers de mort emplissent l’air des grondements d’une seule et interminable vibration qui défie l’imagination. Sans être réellement importuné par la Flak (défense anti-aérienne), l’essaim nocturne frappe sa cible désertée par les militaires qui ont adressé une dernière mise en garde au peuple : « Habitants, tenez prêts du sable et de l’eau ! » Comme les météorologues anglais l’avaient prédit, l’épais manteau de nuages qui couvrait l’Europe s’est déchiré pour quelques heures. Une faille s’offrait aux pilotes pour descendre en piqué sur la ville endormie où un petit million d’habitants et de réfugiés se croyait en sécurité. Dresde, relativement épargnée par les déchirements de la Seconde Guerre mondiale, n’avait que trop tendance à tenir les attaques aériennes de l’automne 44 pour une erreur. Auréolée – 10 – du prestige de sa splendeur, la ville se croyait intouchable. La paix n’était-elle pas proche ? Dresde avait foi en sa destinée de bijou baroque abritant des trésors inestimables. Les premiers impacts sont d’autant plus brutaux. Sifflement et souffle déchirent l’éther, des explosions font trembler la terre, des colonnes de fumée s’élèvent. Comme pour la narguer, les attaquants filment à près de 5 000 mètres d’altitude la ville en fusion. Les 1000 degrés Celsius de la chaleur ardente se réverbèrent jusqu’à cette distance. Des lueurs de feux d’artifice vertes, blanches et rouges illuminent la scène, des astres jusqu’alors inconnus des astronomes flamboient au firmament. Pas d’échappatoire pour les survivants dans l’étuve des rues. Nombreux sont ceux dont les pieds s’enflamment et qui se consument de bas en haut. En une seule déflagration dévastatrice, le feu nourri se précipite sur les humains qui fuient, pris de panique, ou tentent d’éteindre les incendies. Un chaos indescriptible règne dans les rues et les ruelles. Des milliers de brasiers que rien n’apaise flambent sur une étendue de 7 kilomètres sur 5. Fantômes dans les ruines, les rescapés errent. Cernés, ils craignent que l’Elbe se mette à bouillonner : une peur restée ancrée chez les survivants. Une force surdimen- sionnée, l’impression que les Alliés ne veulent pas seulement une fois pour toutes purifier par le feu la malfaisance nazie, mais plus encore, tout annihiler dans les flammes de l’enfer. À la fin de la nuit, quand l’aube se lève malgré tout, les cris emplissent Dresde. Le dernier « message secret » de l’« Ordnungspolizei (Police chargée de l’ordre) », document 7/45, signé « en absence – 11 – Thierig » tente, au moins sur le plan statistique, de contingenter le désastre. Mais le laconisme uploads/Litterature/ barthes.pdf
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- Publié le Mar 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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