LES CONDITIONS SOCIALES DE LA CIRCULATION INTERNATIONALE DES IDÉES Pierre Bourd
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA CIRCULATION INTERNATIONALE DES IDÉES Pierre Bourdieu Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales » 2002/5 n° 145 | pages 3 à 8 ISSN 0335-5322 ISBN 2020573075 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences- sociales-2002-5-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Je voudrais donc essayer de pro- poser quelques réflexions sur les conditions sociales de la circulation inter- nationale des idées ; ou, pour employer un vocabulaire économique qui produit toujours un effet de rupture, sur ce qu’on pourrait appeler l’import- export intellectuel. Je voudrais essayer de décrire sinon les lois – parce que je n’ai pas suffisamment travaillé pour pouvoir utiliser un langage aussi pré- tentieux – du moins les tendances de ces échanges internationaux que nous décrivons d’ordinaire dans un langage qui doit plus à la mystique qu’à la raison. Bref, je vais essayer aujourd’hui de présenter un programme pour une science des relations internationales en matière de culture. Dans un premier temps, j’aurais pu évoquer l’histoire des relations entre la France et l’Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale, et plus précisé- ment tout le travail qui, au niveau du champ politique notamment, a pu être fait pour favoriser la communication et la compréhension entre les deux pays. Il y aurait à mener une analyse historique sans complaisance du travail sym- bolique qui a été nécessaire pour exorciser, au moins dans une certaine frac- tion des populations des deux pays, tous les fantasmes du passé. Il faudrait analyser, outre le travail officiel des instances officielles dans sa dimension symbolique et pratique, les actions diverses qui ont pu favoriser la transfor- mation des attitudes des Français et des Allemands, considérés dans leur diversité sociale. On pourrait par exemple, en se situant au niveau du champ intellectuel, décrire les étapes de ce travail de conversion collective; avec, dans le cas des intellectuels français, la réconciliation, puis la fascination à l’égard du miracle allemand et la phase actuelle qui serait celle de l’admiration ambivalente, sublimée dans une sorte d’européanisme volontariste à travers lequel beaucoup d’ouvriers de la onzième heure essayent de trouver un sub- stitut à leur nationalisme défunt. Mais vous comprendrez que je ne puisse me satisfaire de pareilles considérations, aussi superficielles que sommaires. Que peut-on faire aujourd’hui, si l’on a un souci réel de favoriser l’internatio- nalisation de la vie intellectuelle? On croit souvent que la vie intellectuelle est spontanément internationale. Rien n’est plus faux. La vie intellectuelle est le lieu, comme tous les autres espaces sociaux, de nationalismes et d’impéria- lismes, et les intellectuels véhiculent, presque autant que les autres, des pré- jugés, des stéréotypes, des idées reçues, des représentations très sommaires, très élémentaires, qui se nourrissent des accidents de la vie quotidienne, des incompréhensions, des malentendus, des blessures (celles par exemple que * Conférence prononcée le 30 octobre 1989 pour l’inauguration du Frankreich- Zentrum de l’université de Fribourg. Ce texte a été publié en 1990 dans la Roma- nistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/ Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 14e année, 1-2, p. 1-10. Pierre Bourdieu Les conditions sociales de la circulation internationale des idées © Le Seuil | Téléchargé le 14/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116) © Le Seuil | Téléchargé le 14/01/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 193.50.140.116) peut infliger au narcissisme le fait d’être inconnu dans un pays étranger). Tout cela me fait penser que l’ins- tauration d’un véritable internationalisme scientifique, qui, à mes yeux, est le début d’un internationalisme tout court, ne peut pas se faire toute seule. En matière de culture comme ailleurs, je ne crois pas au laisser- faire et l’intention de mon propos est de montrer com- ment, dans les échanges internationaux, la logique du laisser-faire conduit souvent à faire circuler le pire et à empêcher le meilleur de circuler. Je m’inspire, en ces matières comme ailleurs, d’une conviction scientiste qui n’est pas de mode aujourd’hui, parce qu’on est postmoderne… Cette conviction scientiste me porte à penser que si l’on connaît les mécanismes sociaux, on n’en est pas maître pour autant, mais on augmente, tant soit peu, les chances de les maîtriser, surtout si les mécanismes sociaux reposent sur la méconnaissance. Il y a une force autonome de la connaissance qui peut détruire, dans une certaine mesure, la méconnaissance. Je dis bien, dans une certaine mesure, parce que la «force intrinsèque des idées vraies» se heurte à des résistances dues aux intérêts, aux préjugés, aux pas- sions. Cette conviction scientiste m’incline à penser qu’il est important de faire un programme de recherche scientifique européen sur les relations scientifiques européennes. Et je pense que c’était le lieu et le moment de dire cela puisque je sais, à travers Joseph Jurt et les textes qu’il m’a donné à lire, qu’un des objec- tifs du Centre qui est aujourd’hui inauguré est précisé- ment de travailler à une connaissance mutuelle des deux pays, des deux traditions. Et je voudrais apporter ma contribution, en disant, très modestement, com- ment je verrais l’entreprise, et ce que je ferais si j’avais à la mener. Les échanges internationaux sont soumis à un certain nombre de facteurs structuraux qui sont générateurs de malentendus. Premier facteur: le fait que les textes circulent sans leur contexte. C’est une proposition que Marx énonce en passant dans Le Manifeste du Parti communiste, où il n’est pas de règle d’aller cher- cher une théorie de la réception… Marx fait remar- quer que les penseurs allemands ont toujours très mal compris les penseurs français, parce qu’ils recevaient des textes qui étaient porteurs d’une conjoncture politique comme des textes purs et qu’ils transfor- maient l’agent politique qui était au principe de ces textes en sujet transcendantal. Ainsi, beaucoup de malentendus dans la communication internationale viennent du fait que les textes n’emportent pas leur contexte avec eux. Par exemple, au risque de vous surprendre et de vous choquer, je pense que seule la logique du malentendu structural permet de com- prendre ce fait stupéfiant qu’un président de la Répu- blique socialiste ait pu venir remettre une décoration française à Ernst Jünger. Autre exemple : Heidegger consacré par certains marxistes français dans les années 1950. Je pourrais aussi prendre des exemples contemporains, mais comme, bien souvent, je suis impliqué dans ces exemples, je ne le ferai pas, parce que vous pourriez penser que j’abuse du pouvoir symbolique qui m’est provisoirement imparti pour régler des comptes avec des adversaires absents. Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’emportent pas avec eux le champ de produc- tion – pour employer mon jargon – dont ils sont le produit et que les récepteurs, étant eux-mêmes insé- rés dans un champ de production différent, les réin- terprètent en fonction de la structure du champ de réception, est générateur de formidables malenten- dus. Évidemment, de ma description, que je crois objective, on peut tirer des conclusions optimistes ou pessimistes : par exemple du fait que quelqu’un qui est une autorité dans son pays n’emporte pas son autorité avec lui, la lecture étrangère peut parfois avoir une liberté que n’a pas la lecture nationale, sou- mise à des effets d’imposition symbolique, de domi- nation ou même de contrainte. C’est ce qui fait penser que le jugement de l’étranger est un peu comme le jugement de la postérité. Si, en général, la postérité juge mieux, c’est que les contemporains sont des concurrents et qu’ils ont des intérêts cachés à ne pas comprendre et même à empêcher de comprendre. Les étrangers, comme la postérité, ont, dans certains cas, une distance, une autonomie à l’égard des contraintes sociales du champ. En réalité, cet effet est beaucoup plus apparent que réel et, très souvent, les autorités d’institution, ce que Pascal appelle les « grandeurs d’établissement », passent assez bien les frontières, parce qu’il y a une internationale des mandarins qui fonctionne très bien. Ainsi, le sens uploads/Litterature/ bourdieu-les-conditions-sociales-de-la-circulation-internationale-des-idaces-2002.pdf
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- Publié le Mar 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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