1" " " Diachronies et régimes discursifs de la biographie intellectuelle Thomas

1" " " Diachronies et régimes discursifs de la biographie intellectuelle Thomas F. BRODEN Purdue University La biographie intellectuelle d’A. J. Greimas (1917-1992) que nous préparons actuellement pose des questions de diachronie fondamentales à une sémiotique du discours et des cultures. Les travaux scientifiques que le chercheur a produits au cours des années s’agencent-ils pour créer ce qu’on peut considérer comme des faits diachroniques discursifs ? À quels types d’événements diachroniques pourraient correspondre des éléments de sa carrière ou de sa vie ? Existe-t-il des liens entre ses recherches et sa biographie qui constitueraient des faits diachroniques ? L’essai fait appel à deux modèles diachroniques classiques pour rendre compte d’une transformation scientifique capitale de Greimas. Il identifie ensuite trois catégories d’énoncés que le biographe doit consulter et exposer : les recherches du savant, les documents de caractère archivistique et les témoignages personnels de nature (auto)biographique. Chaque catégorie met en œuvre une pratique énonciative distincte, construit ses propres unités et réalise un type discursif différent. Le choix de la biographie intellectuelle comme genre se justifie par la possibilité d’obtenir de nouveaux faits diachroniques en croisant les résultats obtenus par l’étude des trois catégories d’énoncés. À titre d’exemples, l’article esquisse la genèse du dictionnaire sémiotique (Greimas & Courtés 1979), et indique comment certains changements chez Greimas réunissent des facteurs d’ordre scientifique et biographique. La diachronie et la production scientifique d’A. J. Greimas Perspectives diachroniques En s’élaborant dans le temps, l’œuvre scientifique de l’acteur central de la biographie intellectuelle peut accuser des discontinuités qui définissent des périodes distinctes. Les changements peuvent se justifier par une rationalité interne à l’œuvre, par des phénomènes externes relevant de l’histoire ou du hasard ou par une réunion de facteurs1. On peut prendre comme exemple la transformation épistémologique qui a amené A. J. Greimas de la lexicologie à la sémiotique. La quatrième de couverture de son livre Du sens : essais sémiotiques énonce une biographie intellectuelle concise : C’est à la suite d’un échec dans la tentative de fonder une lexicologie (basée sur les unités-mots) qu’Algirdas Julien Greimas est venu à la sémantique. C’est de par la nécessité de dépasser les limites trop étroites de celle-ci qu’il vient aujourd’hui à une sémiotique (Greimas 1970). La formule décrit la progression vers un but ponctuée d’abord par un retournement dialectique qui a permis de surmonter un revers, ensuite par une adaptation stratégique qui a pu contourner """""""""""""""""""""""""""""""""""""""" """"""""""""""""""""" 1 Nous nous référons aux concepts de linguistique interne et de linguistique externe, voir Saussure (1916, pp. 40-43). 2" " " des barrières. Ce récit pose la sémiotique comme l’ad quem d’un parcours téléologique purement scientifique. Sans infirmer cette version, on peut rendre compte de la même mutation d’approche en insistant sur des facteurs externes. En 1949, Greimas a quitté Paris en suspendant ses recherches à la Bibliothèque nationale pour prendre son poste à Alexandrie où il a fini par rester une dizaine d’années. Dans un entretien accordé vingt ans après, Greimas explique comment ce changement de domicile a infléchi son parcours scientifique : Je crois que je suis devenu sémioticien, – mais ceci ne devrait pas être généralisé – parce que je me suis trouvé abandonné à moi-même. Étant nommé à l’Université d’Alexandrie et à court de documents, au lieu de poursuivre mes recherches en lexicologie, comme c’était mon intention, j’ai été amené à réfléchir sur les conditions d’existence et les pratiques de la lexicologie, et d’une façon plus générale, sur les possibilités de l’analyse des significations (Greimas 1976, p. 29). La plus grande bibliothèque du monde antique ayant brûlé, Greimas n’a pu poursuivre les dépouillements de grands corpus que préconisait sa méthodologie lexicologique. Les collègues rencontrés en Égypte ont fortement contribué à définir le développement intellectuel de Greimas qui a abouti à l’élaboration de ses perspectives sémiotiques. Les discussions sur les problèmes méthodologiques généraux menées avec des chercheurs venus de toutes les sciences humaines ont remplacé les échanges parisiens entre spécialistes de la philologie française. La fréquentation du philosophe Charles Singevin pendant la décennie a permis au philologue de développer sa capacité et son goût pour l’interrogation épistémologique, tandis que la relation avec Roland Barthes a déclenché une enquête sur le sens et la communication qui reste inimaginable en dehors de l’apport respectif de chacun des deux chercheurs. Greimas a enrôlé le critique littéraire humaniste qu’était Barthes à l’époque dans sa recherche de nouvelles approches linguistiques, tandis que Barthes a convaincu le linguiste de l’applicabilité de ses modèles à la littérature, à la mode vestimentaire, à l’image publicitaire et au cinéma : l’investigation du sens est devenue transversale par rapport aux médias et aux supports. L’histoire du déménagement suivi de nouvelles relations décrit une suite d’événements uniques formant un processus largement fortuit, alors que Du sens formule une séquence rationnelle, systématique et linéaire. Dans ce contraste on retrouve l’opposition entre la diachronie aléatoire prônée par la sémiologie saussurienne et celle orientée et sensée préconisée par la sémiotique praguoise. Le Cours de linguistique générale s’oppose ainsi à la doctrine classique des « lois » de changements phonologiques (Grimm, Verner, etc.) en arguant que malgré le « facteur dynamique » « impératif » qui produit les transformations : Les événements diachroniques ont toujours un caractère accidentel et particulier […] les faits diachroniques sont particuliers ; le déplacement d’un système se fait sous l’action d’événements qui non seulement lui sont étrangers mais qui sont isolés et ne forment pas système entre eux (Saussure 1916, p. 131, 134). Dans notre exemple chez Greimas, le système constitué par sa méthodologie se transforme de lexicologie en sémiotique sous l’action de facteurs accidentels et particuliers qui « ne forment pas système entre eux ». 3" " " Inversement, dès 1926, Jakobson propose dans une lettre à Troubetzkoy « l’idée que les changements linguistiques [sont] systématiques et tendent vers un but et que l’évolution de la langue partage cette tendance avec le développement des autres systèmes socio-culturels »2. Dans cette optique, Martinet prétend par exemple que les schémas linguistiques évoluent selon deux tendances inverses et concurrentes : la concision-moindre-effort et la diversification- redondance qui optimalise la clarté et donc la communication (Martinet 1955). Diachronies Doctrine sémiotique Praguoise Saussurienne Situation par rapport au système Interne Externe Processus Systématique Aléatoire Modalités dynamiques citées Dialectique Stratégie Déplacement Rencontres La pratique manifeste rarement ces deux principes dichotomiques à l’état pur : la statistique arrive à modéliser les phénomènes stochastiques tandis que la complexité des phénomènes historiques, culturels et sémiotiques limite le pouvoir explicatif de toute logique linéaire. Saussure rappelle que dans l’étude de la grammaire d’une langue, les « événements étrangers » qui font déplacer un système comprennent des changements phonétiques (voir sa comparaison du joueur inconscient ou inintelligent) mais aussi des facteurs de linguistique externe tels que les institutions, l’histoire politique et les déplacements géographiques (1916, p. 127, 40-41). Dans le cadre d’une biographie intellectuelle, l’externe se mêle étroitement à l’interne dans la carrière d’un savant dans la mesure où la création, la diffusion et l’influence de ses recherches dépendent de ses conditions de travail et des modalités matérielles et institutionnelles de leur communication (colloques, établissements, revues, maisons d’édition, etc.). Les collaborations et la recherche collective réunissent intimement aussi des facteurs internes et externes. Par exemple, De l’imperfection (1987) et la première partie de la Sémiotique des passions (1991) proposent de nouvelles directions pour la sémiotique. Or, si les problématiques traitées dans les deux ouvrages complètent la théorie existante de façon logique, ceux-ci répondent aussi à des sollicitations de la part des collaborateurs tels que Teresa Keane et Jacques Fontanille3. Quelle que soit la part du hasard ou de la systématicité dans sa genèse, et quelque ample ou limité qu’il soit, le fait diachronique linguistique se distingue du fonctionnement de la langue en synchronie en ce qu’il représente un changement irréversible d’une période à une autre. En adaptant la perspective diachronique à la sémiotique, le chercheur s’intéressera notamment aux événements qui entraînent des changements profonds dans le système signifiant examiné. """""""""""""""""""""""""""""""""""""""" """"""""""""""""""""" 2 Lettre de Roman Jakobson à N.S. Troubetzkoy en octobre 1926, résumée dans Jakobson (1983, p. 170). Les traductions d’anglais en français sont nôtres. 3 On se rappelle l’épigraphe de De l’imperfection : « Pour – et avec – Teresa ». " " 4" " " Perspectives diachroniques du biographe Les deux descriptions parallèles et complémentaires de l’évolution des méthodes greimassiennes dans les années 1950-1960 peuvent suggérer différentes perspectives diachroniques chez le biographe. L’éclosion logique du projet est privilégiée par le modèle génératif tandis que les surprises et les sinuosités événementielles sont mises en relief par l’histoire génétique. D’autre part, l’explication raisonnée est favorisée par le regard rétrospectif alors que les péripéties de la science en train de se créer se communiquent par le point de vue du discours en acte. En l’occurrence, pour le grand public intellectuel visé par cette biographie en préparation, nous croyons que la présentation du « modèle standard » peut avantageusement emprunter l’optique prospective du discours en acte qui restitue le questionnement, l’esprit de la découverte et les incertitudes qui ont caractérisé l’élaboration de uploads/Litterature/ broden-2013-diachronies-et-re-gimes-discursifs-de-la-biographie-intellectuelle.pdf

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