C O L L E C T I O N D ' É T U D E S A N C I E N N E S publiée sous le patronage
C O L L E C T I O N D ' É T U D E S A N C I E N N E S publiée sous le patronage de /'ASSOCIATION GUILLAUME BUDÉ HÉRACLITE o u L'HOMME ENTRE LES CHOSES ET LES MOTS PAR CLÉMENCE RAMNOUX Professeur à la Faculté des Lettres el Sciences Humaines de Paris à Nanterre Deuxième édition, augmentée el corrigées PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITION « LES BELLES LETTRES » Boulevard Raspail, 95 1968 II PRÉFACE Hinaissance entendue de ses ressources, le langage d'Héraclite va dé- loyer le pouvoir d'énigme qui lui est propre, afin de prendre, dans le ¡seau de ses duplicités, la simplicité disjointe à laquelle répond l'énigme s la variété des choses. Heraclite l'Obscur : qualifié ainsi dès les temps anciens, il l'est non as fortuitement et non pas certes, comme le prétendaient certains ritiques grecs déjà aussi légers que les critiques de Mallarmé, afin de asser pour plus profond, mais dans le dessein résolu de faire se répondre, ans l'écriture, la sévérité et la densité, la simplicité et l'arrangement omplexe de la structure des formes, et, à partir de là, de faire se répondre obscurité du langage et la clarté des choses, la maîtrise du double sens es mots et le secret de la dispersion des apparences, c'est-à-dire peut- tre le dis-cours et le discours. Telles que, dans leur fragmentation, la mémoire des temps les a gardées, η peut lire, dans presque toutes les phrases d'Héraclite et par transpa- ence, les strictes configurations auxquelles elles se soumettent, tantôt ne même forme se remplissant de mots différents, tantôt les mêmes mots e composant selon des configurations différentes, tantôt le schéma estant comme vide ou encore dirigeant sur un mot caché l'attention u'appelle sur lui un mot présent avec lequel il s'accouple visiblement [ans d'autres cas. Vie-Mort, Veille-Sommeil, Présence-Absence, hommes- iieux : ces mots couplés, maintenus ensemble par leur contrariété réci- proque, constituent des signes échangeables avec lesquels le jeu scripturaire s plus subtil s'essaie en de multiples combinaisons mystérieuses, tandis [ue — et c'est aussi l'essentiel — se met à l'épreuve la structure d'al- ernance, le rapport de disjonction qui, de couple à couple, se retrouve e même, et cependant différent, car « Tout-Un » n'est pas, cela va le soi, dans le même rapport de structure que « Jour-Nuit » ou hommes-dieux»1. 1. Je cite pour illustration ces exemples : «Vie-Mort» est accouplé avec «Veille- iommeil » : « C'est la Mort, tout ce que nous voyons réveillés, et tout ce que nous voyons ndormis, c'est te Sommeil », fragment où une place semble réservée au mot Vie qui est ibsent, mais qu'appelle le mot Mort, de sorte que l'on peut lire (une des lectures lossibles) : « C'est Vie-et-Mort que nous découvrons en nous réveillant », et interpréter, linsi que le fait Cl. Ramnoux : le réveil, c'est découvrir que vie et mort sont nécessai- ement liées, alors que les hommes endormis continuent de vivre-et-mourir une fausse ipparence de vie mentie. Ou bien Vie et Mort s'échangent en changeant réciproquement le fonction, tantôt verbe, tantôt complément, et nous avons les formules remarquables : rivre la mort, mourir la vie, qu'on retrouve dans plusieurs fragments. Entrant en jomposition avec le couple hommes-dieux, elles nous donnent ce mouvement d'extrême angage : « Immortels, Mortels; Mortels, Immortels; les uns vivant la mort des autres; PREFACE XIII Il ne faut pas craindre de conclure à un très haut jeu d'écriture. Chaque phrase est un cosmos, un arrangement minutieusement calculé où les termes sont dans des rapports extrêmes de tension, jamais indifférents à leur place ni à leur figure, mais comme disposés en vue d'une Différence secrète qu'ils ne font qu'indiquer en montrant, à titre de mesure, les changements, les conversions visibles dont la phrase est le lieu séparé. Arrangement clos : chaque formule est tacitement suffisante, elle est unique, mais en unité avec le silence qui l'ouvre et la ferme et qui rassemble virtuellement la dangereuse suite des alternances non encore maîtrisées. Naturellement, il est entendu que jeux de mots, devinettes, jongleries verbales constituent, dans les traditions archaïques, une manière de dire qui plaît aux dieux et dont ceux-ci font grand usage, bon ou mauvais ; que, de plus, les Grecs, pour les choses divines comme pour les choses humaines, ont passionnément aimé ces jeux et ce langage entre parole et silence, entre facétie et mystère. Assurément. Héraclite est grec (jusqu'à l'être au point de tenir lieu d'énigme aux Grecs) ; il appartient à l'âge où les dieux parlent encore et où la parole est divine. Mais il est de grande conséquence, d'abord, que ce langage sévère qui s'ouvre comme pour la première fois à la profondeur des mots simples, réintroduise et réinvestisse la puissance d'énigme et la part du sacré dans le langage même ; ensuite, que cette obscurité à laquelle toute entente est unie, s'affirme ici, en cet exemple premier, comme une nécessité de la maîtrise, un signe de rigueur, une exigence de la parole la plus attentive et la plus recueillie, la plus équilibrée entre les contraires qu'elle éprouve, fidèle au double sens, mais seulement par fidélité à la simplicité du sens, et nous appelant ainsi à ne jamais nous contenter d'une lecture à sens unique1. * Mais si l'homme éveillé est celui qui n'oublie pas de lire en partie double, ce serait lire Héraclite en dormant que de voir dans ses mots si rigou- reusement arrangés uniquement des arrangements de mots. Le titre de l'ouvrage « L'homme entre les choses et les mots » doit maintenant trouver sa justification. Avec une simplicité émouvante, son auteur nous donne ce conseil : « Une leçon sur la façon de lire Héraclite. On peut le lire, les autres mourant la vie des uns. » Jeu d'échanges dont le fragment 88 indique la formule générale : t Mis sens dessus dessous, les uns prennent la place des autres, les autres prennent la place des uns. » 1. Les formules d'Héraclite obéissent à des arrangements stricts, i m modi fiables et cependant constituant la forme de toute une série de modifications possibles. Réduites à leur forme, elles peuvent se lire ainsi : deux contraires quelconques pris pour sujet ont pour attribut « l'Un », « le Même », « Chose commune ». Ou bien à un sujet commun s'attribuent deux contraires. Ou bien un sujet s'attribue son propre contraire. Ou bien deux verbes à sens contraire ou en usage de oui et de non vont avec le même sujet (veut et ne veut pas itre dit; nous descendons et ne descendons pas dans le même fleuve). PREFACE ;artant-se rapprochant ») — des choses aux mots et des mots aux ÎS se donnent de telle manière que le renversement soit toujours ble et que l'on puisse commencer et finir taiitôt avec les uns tantôt les autres? ι médecin ancien reprochait à Empédocle d'avoir emprunté à la position plastique sa manière de concevoir la composition cosmique, que fort rusée (même s'il n'est pas sûr que dès alors l'art de peindre se nous introduire dans une esthétique de la ressemblance), mais il entre Empédocle et celui qui le précède peut-être d'une cinquantaine nées, bien plus qu'une différence de génération. Tout change à partir iraclite, parce qu'avec lui tout commence. On pourrait en revanche tenté de dire que si c'est l'art de peindre qui a permis à Empédocle omposer le monde, c'est à l'art de la parole qu'Héraclite emprunte tructures qui le font entrer dans l'intelligence des choses : et d'abord s idée de configuration changeante qui équivaut, dit E. Benveniste, not rythme dans son sens archaïque ; puis l'usage d'une proportion iireuse, comprise en analogie avec les rapports soigneusement calculés mots et même des parties de mots ; enfin le mystère du logos qui, rassemble en lui plus que ce qui peut se dire, trouve dans le lan- i scripturaire son domaine d'élection. Oui, vue tentante : que la rigueur ,ique ait donné à l'homme une première idée, peut-être indépassable, a rigueur naturelle ; que l'arrangement des mots ait été le premier nos, le premier ordre, secret, puissant, énigmatique, sur lequel l'homme, ar les dieux, se soit entendu à exercer une maîtrise capable de s'étendre autres ordres ; qu'enfin les premiers physiciens soient entrés dans la ligieuse nouveauté de leur avenir en commençant par créer un langage, imes de la physis parce qu'hommes de cette nouvelle parole, il n'y a » doute rien dans cette perspective qui fasse gravement tort à la vérité, s elle aussi arrête et fige le mouvement. léraclite, c'est là son obscurité, c'est là sa clarté, ne reçoit pas moins oie des choses que des mots (et pour la leur rendre comme renversée), lant lui-même avec les unes comme avec les autres et, plus encore, se ant entre les deux, parlant par cet entre-deux et l'écart des deux, il n'immobilise pas, mais domine, parce qu'il est orienté vers une diffé- ce plus essentielle, vers une différence qui certainement se manifeste, is ne s'épuise pas dans uploads/Litterature/ claude-ramnoux-heraclite.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 3.2462MB