Essais décembre 2006LHT n°2  CE QUE LE CINÉMA FAIT À LA LITTÉRATURE (ET RÉCIPR

Essais décembre 2006LHT n°2  CE QUE LE CINÉMA FAIT À LA LITTÉRATURE (ET RÉCIPROQUEMENT) JEAN CLÉDER Ce que le cinéma fait de la littérature « La femme, si seule ici à sa fenêtre, a-t-elle un amoureux, et l’homme aimé est-il parti pour toujours ? » (Robert Walser, Petits textes poétiques) « À quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? » (Jean-Luc Godard) 1Pour faire oublier ses origines roturières, analphabètes et populaires, on sait que le cinéma, après la Seconde Guerre Mondiale, s’est imposé comme un art à part entière contre la littérature – en s’y adossant, en s’y opposant. Cette accession est le résultat d’un effort critique et théorique visant d’abord la promotion d’un cinéma qu’on appelle aujourd’hui classique, articulée sur la défense d’un cinéma d’auteur dont la notion même restait alors à élaborer – il suffit de feuilleter les revues des années cinquante pour constater que le cinéma s’exhausse au niveau de la littérature par comparaison avec la littérature (le réseau des références littéraires, modèles et points d’appui). La question de l’adaptation cinématographique des textes littéraires est au cœur de cette évolution, parce qu’elle implique le problème de l’autorité (d’une personne sur une œuvre qu’elle n’a pas élaborée seule) et le problème de l’indépendance – du cinéma à l’égard d’autres pratiques comme l’écriture (du scénario) ou plus largement la littérature (à laquelle on emprunte des sujets)1. On comprend dès lors que dans le domaine critique, la fréquentation de la littérature par le cinéma ait fait ensuite l’objet d’une oblitération – quand il s’est agi de purifier une généalogie. La Nouvelle Vague chahute « la tradition de la qualité » depuis quelques années déjà lorsqu’André S. Labarthe souligne encore cette réticence rémanente du cinéma à l’égard de la littérature, qui en passe par la défense d’une « spécificité cinématographique » : Et comment, ajoute-t-il, ne pas voir dans cette notion l’aveu d’un complexe d’infériorité en présence d’un art qu’on ressent le besoin de justifier en tant qu’art autonome face aux autres arts2 ? 2Mais on ne se défait pas de son éducation si facilement : si le cinéma bénéficie en France aujourd’hui encore d’un statut enviable dans le paysage culturel, c’est en partie parce que des critiques lettrés se sont employés à le hisser au niveau de la littérature. Pourtant critiques et théoriciens des années cinquante sont restés captifs d’un appareillage conceptuel et d’un outillage lexical élaborés dans d’autres régions artistiques : ainsi, faute de mieux, François Truffaut appelle de ses vœux l’avènement du « véritable écrivain de cinéma », sans considérer que l’expression qu’il forge ruine tout à fait ses espérances (une hybridation « combinée » sous de tels auspices n’étant viable ni dans la pensée ni dans l’exécution). De même, le fameux « manifeste » d’Alexandre Astruc, animé de quelques jolies formules qui ont assuré sa prospérité, est simultanément intoxiqué par ces jolies formules. Dans « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », le critique et cinéaste fait basculer les possibilités du cinéma du côté du langage3, constatant que, dans certains films, « le langage cinématographique donne un équivalent exact du langage littéraire4 ». Point d’appui et point de rupture, il s’agit bien de penser le cinéma contre, avec et par opposition à la littérature. Certes, en tenant la comparaison ou en filant la métaphore de l’écriture de manière assez rigoureuse, Alexandre Astruc est récompensé par quelques symétries assez heureuses d’un point de vue rhétorique, lorsqu’il en vient à cette conclusion célèbre : La mise en scène n’est plus un moyen d’illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture : l’auteur écrit avec la caméra comme un écrivain écrit avec un stylo5. 3Or ce bonheur d’expression (l’assortiment des règnes), qui est censé authentifier le rapprochement, perpétue en fait l’assujettissement de la pensée du cinéma à la pensée de la littérature, et du même coup à la production des significations – ce qui représente une mutilation considérable des possibilités effectives du cinéma. Jean-Luc Godard le rappelle dans le second volume des Histoire(s) du cinéma : et la caméra stylo c’est Sartre qui a refilé l’idée au jeune Alexandre Astruc pour que la caméra tombe sous la guillotine du sens et ne s’en relève pas6. 4Du fait de ce voisinage et de ce commerce entre les pratiques et les disciplines, du fait aussi de cette tradition commune (le récit), on comprend que l’émancipation du cinéma à l’égard de la littérature n’ait pas connu de ligne de front clairement tracée. Mais il peut être instructif de se pencher sur la question du scénario, qui n’est pas non plus aussi nettement formulée qu’on pourrait le penser d’abord ou rétrospectivement7. La notion d’auteur oblige-t-elle le cinéaste à se faire scénariste ? François Truffaut lui-même s’est rapidement soustrait à cette obligation, que ne respectaient pas non plus les grands modèles de l’époque (Hitchcock, Hawks, Renoir…). Par ailleurs, les grands cinéastes reconnus par les critiques de la Nouvelle Vague continuent de se prêter au jeu de l’adaptation (Robert Bresson, Renoir), et les Jeunes Turcs le feront à leur suite (Chabrol, Godard, Rivette, Rohmer, Truffaut), tandis que certains cinéastes indépendants, comme Alain Resnais, sollicitent le concours de grands écrivains pour préparer leurs films (Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour en 1959 ou Alain Robbe-Grillet pour L’Année dernière à Marienbad en 1961). 5Il n’est pas indifférent que le film fondateur et emblématique de la Nouvelle Vague, À bout de souffle, n’ait pas été scénarisé normalement et comporte une grande part d’improvisation (c’est du moins ce que la légende a retenu qui, dans ce domaine, est aussi constituante que les faits8) : certes, c’est le film qui pense, mais pour qu’advienne un autre cinéma, Jean-Luc Godard a compris qu’il faut, un temps, réduire la littérature au silence9. À regarder ce film, on comprend de première évidence que le scénario n’est qu’un prétexte pour regarder les évolutions de deux corps comme jamais encore on ne les avait regardés au cinéma. Mais pour s’en apercevoir, il fallait vider le récit de sa substance : on ne sait pas quoi faire dans cette chambre bien peu pascalienne ; tel sera aussi le refrain de Marianne dans Pierrot le fou (1965), et dans cette vacance-là se dépose et se désorganise tout le matériau du récit classique, désassemblé pour inventaire – il resservira, mais moins innocemment. 2. Vers un cinéma lazaréen. 6On peut voir évidemment dans ces gestes spectaculaires quelque chose comme la révolte d’une génération contre la précédente – il s’agit de rompre avec « la tradition de la qualité », il s’agit aussi de faire des films quand même, en dénonçant les « fausses légendes » qui font obstruction au sommet de l’industrie cinématographique. Mais ce mouvement excède largement, dans le temps et dans l’espace, les frontières de la Nouvelle Vague et d’un mouvement cinématographique. Certaines étapes du parcours d’Alain Resnais sont instructives quant aux transformations en cours. Après la sortie de Nuit et Brouillard (1956), le cinéaste a reçu commande, par son producteur, d’un projet analogue concernant Hiroshima. Il s’est avéré impossible pour lui d’honorer cette commande directement et de raconter Hiroshima sur le modèle de Nuit et brouillard. D’où l’idée de solliciter Marguerite Duras pour l’écriture du scénario de Hiroshima mon amour. Deux ans plus tard, il fait L’Année dernière à Marienbad avec Alain Robbe-Grillet : dans les deux cas, l’événement est successivement posé et invalidé par le discours et par l’image, dans une sorte de récitation bégayante et hypnotique, qui impose l’équivalence de l’assertion et de la négation, du positif et du négatif, de l’image documentaire et du texte qui la défait, du fait historique et de son absorption dans le récit personnel ; mais de Hiroshima à Marienbad, l’histoire et l’Histoire se sont évanouies, spectralisées. 7Bien sûr, dans l’immédiat après-guerre se développent un grand nombre de reconstitutions historiques, d’adaptations en costumes, qui sont également de gros succès publics – c’est le temps d’anesthésie d’une conscience historique trop douloureuse pour penser, et pour construire l’événement. Il faut donc souligner que le retrait du récit balzacien10 et cette fantomatisation de l’Histoire ne s’observent qu’à « l’avant-garde » expérimentale de la production cinématographique (et sans doute de manière exemplaire dans toute l’œuvre d’Alain Resnais, et dans toute l’œuvre de Marguerite Duras). Cependant la crise du récit, contemporaine évidemment des recherches sur le roman, contamine plusieurs générations de cinéastes pour lesquels le récit a perdu pour longtemps sa naturalité, et doit refonder sa légitimité autrement – dans l’expérience personnelle d’un sujet isolé ou dans un rapport personnel à l’Histoire (après que l’engagement direct se sera asphyxié dans les années soixante-dix). En reprenant appui au cœur de la Nouvelle Vague, il suffit de parcourir chronologiquement la filmographie de Jean-Luc Godard pour observer comment l’inscription de l’Histoire (fût-elle immédiate) dans le récit contribue à disloquer la structure narrative, et à ruiner les formes classiques du récit, comme accomplies pourtant dans Le Mépris (qui représente justement la dissolution du mythe dans l’Histoire, et la dilapidation de l’art dans l’économie11). Mais la résistance au récit traditionnel s’inscrit également uploads/Litterature/ cleder-jean-ce-que-le-cinema-fait-de-la-literature.pdf

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