1 L’idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique de Kant Poly

1 L’idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique de Kant Polycopié de Michèle Cohen-Halimi pour le cours LLPHI 614 Bibliographie : - J.-M. Muglioni, La philosophie de l’histoire chez Kant, PUF, 1993. - Du même auteur, un lectoguide sur le livre de Kant, 1981. Ces deux premiers livres sont utiles dans une première lecture. Pour un approfondissement, en revanche : - G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, Armand Colin, 2003. - F. Proust, Kant et le ton de l’histoire, Payot, - Y. Yovel, Kant et la philosophie de l’histoire, Klincksieck, 1989. - J.-F. Lyotard, L’enthousiasme, la critique kantienne de l’histoire, Galilée, 1986. Ces conseils de lecture ne sont qu’indicatifs. INTRODUCTION Qu’en est-il de la place de l’histoire dans le projet philosophique kantien ? Kant a certes consacré quelques opuscules à la question de l’histoire mais il ne lui a pas consacré une Critique. La place de l’histoire doit être pensée par rapport aux trois Critiques. Celles-ci font de la question de l’homme la question dans laquelle se conclut l’investigation critique. C’est dans la Logique que la question « Qu’est-ce que l’homme ? » est ajoutée aux trois autres bien connues : « Que puis-je savoir ? », « Que dois-je faire ? » et « Que m’est-il permis d’espérer ? » L’histoire doit donc être pensée, chez Kant, dans l’articulation avec une thèse critique d’anthropologie philosophique selon laquelle l’homme est 2 l’histoire qu’il produit, l’homme ce qu’il devient par l’histoire qu’il produit : l’historicité est essentielle à l’intelligence de l’humain. Si on laisse de côté le texte de Kant consacré aux « races » humaines, l’Idée d’une histoire… (1784) se présente comme la première réflexion kantienne thématiquement consacrée à l’histoire. La première phrase de ce livre est d’importance : « Quel que soit le concept qu’on se fait, du point de vue métaphysique, de la liberté du vouloir, ses manifestations phénoménales, les actions humaines, n’en sont pas moins déterminées, exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature. » On comprend ainsi qu’il y a des « manifestations phénoménales » de la liberté et que l’histoire va en tracer le récit : « L’histoire se propose de rapporter ces manifestations, malgré l’obscurité où peuvent être plongées leurs causes » (2è phrase). La démarche philosophique de Kant tient ici dans le projet de produire le récit du passage possible de la liberté à la nature, passage par-delà le « gouffre » (Kluft), qui sépare le domaine de la liberté (finalité) et celui de la nature (causalité). Cette séparation des domaines correspond strictement à l’hétérogénéité des usages, théorique et pratique, de la raison. La postérité de cette séparation conduira à la distinction que fera Dilthey, et le 19e siècle avec lui, entre les sciences de l’esprit et les sciences de la nature. Si donc l’histoire définit, pour Kant, le récit des manifestations phénoménales de la liberté, comment penser que la liberté puisse s’inscrire dans un domaine comme la nature, qui lui est hétérogène ? En un mot, que signifie « phénoménalisation de la liberté » ? Cette définition kantienne de l’histoire n’est-elle pas oxymorique ? Si en apparaissant dans le monde phénoménale, la liberté se dissout dans le déterminisme naturel, il n’y a plus d’histoire. Si, à l’inverse, la liberté est sans effets dans le monde phénoménal, alors elle se dissout, derechef, pour n’être qu’une intention qui jamais ne se traduit par des actes, qui jamais ne rejoint un vouloir. L’inscription de la liberté dans le monde phénoménal est toutefois moins à chercher du côté de faits ou de traces factuelles que du côté de l’idée d’un procès, peut-être d’un progrès, soumis à une légalité, c’est-à-dire à une nécessité dont il faudra dire la nature. Autrement dit, un des éléments les plus important à l’intelligence du sens kantien de l’histoire est l’association de ce dernier terme « histoire » à celui d’ « idée » : Kant traite moins de l’histoire que de « l’idée d’une histoire », c’est-à-dire de la série, du procès en lequel se lient et s’enchaînent les diverses phénoménalisations de la liberté. Et cette série, ce procès, il s’agit, pour Kant, d’en saisir la raison, c’est-à-dire la logique propre. Mais cette « idée » n’est pas seulement à comprendre en un sens régulateur mais aussi selon une signification incitative ou parénétique : l’idée d’une histoire vise à susciter l’effort de liberté dont elle écrit la possibilité. Kant provoque (au sens de l’étymologie latine provocare) ce dont il dit la possibilité : les hommes se soumettant de plus en plus aux lois (soumission 3 externe d’une action conforme à la loi) produiraient l’avènement historique d’une société légale de l’humanité. Ils produiraient la réalisation historique de mœurs soumises aux lois, c’est-à-dire la réalisation généralisée du droit. Le devenir légal des volontés humaines définit la condition d’un passage du domaine de la nature à celui de la liberté. L’histoire se détermine ainsi comme le récit du devenir légal des volontés, récit, par conséquent, de la coexistence des libertés sous la loi. C’est comme sujet de droit que l’homme articule en lui la nature et la liberté. L’histoire consiste dans le récit d’abord juridique et politique de ce procès ou progrès par où advient la légalisation du cours originairement anarchique des volontés. Mais la soumission à la loi prépare la liberté sans s’y identifier. Aussi l’idée d’une histoire implique-t-elle un second moment du procès : le règne du droit est la première condition (externe) du progrès de l’humanité, il prépare le second moment d’une soumission morale à la loi. Autrement dit, c’est à travers l’avènement d’une constitution politique favorisant la coexistence pacifique des libertés que l’humanité va s’acheminer vers sa destination, qui est morale (action accomplie par devoir et non conformément au devoir). Et cet accomplissement de sa destination morale conduit l’humanité d’un Etat légal (qui pacifie politiquement les libertés) jusque vers un droit cosmopolitique, qui rejoint le Projet de paix perpétuelle. En un mot, le récit kantien trace une courbe en laquelle l’homme est appelé (provoqué) à accomplir sa destination morale dans un « Etat cosmopolitique universel » (proposition 8). Cet Etat (sur lequel Kant reviendra pour le redéfinir autrement, dans le Projet de paix perpétuelle) permet le dépassement de la citoyenneté nationale vers une communauté cosmopolitique : « Le genre humain finit par atteindre complètement sa destination » grâce à « la perfection de la constitution civile et par là de la constitution politique », laquelle perfection ne s’atteint que « quand les peuples établissent entre eux une loi et un pouvoir communautaire », c’est-à-dire quand s’instaure une « confédération des peuples » (Reflexion 1501). C’est alors, écrit Kant, que l’homme peut « se penser en droit, à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde » (Reflexion 8077). La philosophie de l’histoire kantienne enveloppe une philosophie politique, qui est une philosophie de la paix par le droit. On comprend également que l’ « idée d’une histoire » ne puisse donc se raconter qu’à partir d’un fil conducteur, qui est ici une perspective : le point de vue cosmopolitique. 4 COMMENTAIRE PREMIER MOMENT : La fin naturelle de la raison Dans le premier moment du texte, qui conduit de la proposition 1 à la proposition 4, Kant définit l’intention de la nature ou, plutôt, la fin naturelle de la raison dont la nature a pourvu l’homme. Kant tient qu’à l’échelle de l’espèce, l’histoire de l’homme apparaît comme un continuum fait de transmission, de tradition, de conservation des acquis, et qu’ainsi l’universalité progresse à cette échelle de l’espèce. La proposition 4 et son fameux concept d’ « insociable sociabilité » a un rôle de charnière, qui ouvre jusqu’à la proposition 7 la perspective d’une évolution à la fois libre et nécessaire des hommes. Cette évolution conduit de l’état de nature des hommes (état de sociabilité chaotique, traversé de forces antagoniques) à un état de droit puis à un ordre cosmopolitique de la communauté humaine. Le rôle charnière de la proposition 4 tient au fait qu’elle permet de comprendre la sortie de l’état de nature et qu’elle fait apparaître la société régie par le droit comme seul moyen d’arracher l’individu à la guerre de tous contre tous. La proposition 4 évoque « un accord pathologiquement extorqué [aux hommes] en vue de l’établissement d’une société. » Proposition 1 : Il faut se rendre attentif au fait que le principe téléologique qui gouverne le récit kantien est que « la nature ne fait rien en vain » (Aristote) ou, en termes kantiens, que l’histoire de l’espèce humaine est l’histoire du développement de ses dispositions. Il convient également de noter que le concept de nature joue sur deux niveaux : - comme support des jugements réfléchissants qu’on retrouve dans les énoncés du type : « la nature a voulu… » - comme référence au déterminisme naturel, c’est-à-dire aux lois universelles de la nature, qui intègre autant les phénomènes physiques que les actions humaines. Proposition 2 : uploads/Litterature/ cohen-halimi-llphi-614kant-et-l-x27-histoire.pdf

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