DE L’EMPREINTE À LA REPRÉSENTATION : LE DIALOGUE TEXTE / IMAGE PHOTOGRAPHIQUE M

DE L’EMPREINTE À LA REPRÉSENTATION : LE DIALOGUE TEXTE / IMAGE PHOTOGRAPHIQUE Marion COLAS-BLAISE Université du Luxembourg marion.colas@uni.lu Résumé On se propose d’examiner les conditions de possibilité et les modalités de l’interaction essentiellement entre l’image photographique et le texte verbal, qui contribue, à travers l’exploration d’autres voies que celle de l’ancrage réciproque, aux tentatives de sémiotisation de l’expérience spatio-temporelle d’un sujet négociant son rapport au monde. Le but est de dégager des catégories d’analyse permettant d’appréhender l’interface entre différents systèmes sémiotiques (gestuel, photographique, verbal), au profit d’une interrogation sur l’émergence du texte-énoncé verbal par rapport au texte-énoncé visuel et gestuel et d’une caractérisation des opérations de reconfiguration liées à leur dialogue. Adoptant la perspective de la sémiotique essentiellement tensive et prenant appui sur l’ouvrage d’Annie Ernaux et de Marc Marie intitulé L’usage de la photo, il s’agit, plus précisément, de réinterroger la notion de trace et sa constitution, ainsi que le passage à la représentation artistique, au gré des étapes d’une expérience sensible, passionnelle, perceptivo-cognitive, qui, visant à "conférer davantage de réalité" aux moments de jouissance passés, tantôt cède l’initiative aux choses, tantôt leur imprime une orientation subjective, tantôt les "transfigure". La réflexion porte surtout sur le dialogue entre les pratiques de la photo, en production et en réception (la photo-souvenir, la photo d’art, la photo "métaphysique"…), et sur les modalités d’une "translation" vers l’écriture verbale, selon qu’il s’agit d’écrire à partir des photos ou d’écrire les photos. Mots-clefs : photographie, trace, dialogue intersémiotique, translation, description iconique Dans une note à l’article intitulé "Sémiologie de la langue", Émile Benveniste écrit ceci : "Le véritable problème sémiologique, qui à notre connaissance n’a pas encore été posé, serait de rechercher COMMENT s’effectue cette transposition d’une énonciation verbale en une représentation iconique, quelles sont les correspondances possibles d’un système à un autre et dans quelle mesure cette confrontation se laisserait poursuivre jusqu’à la détermination de correspondances entre SIGNES distincts"1. Prenant appui sur ces remarques, 1 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974, p. 59. qui circonscrivent un champ de questionnement, on s’interrogera sur les modalités de cette "translation" d’un ordre de langage vers un autre, voire sur les conditions de possibilité d’une énonciation complexe multimodale ou polymédiale et sur les modèles d’analyse qui permettent d’appréhender l’organisation d’une sémiotique-objet mixte, qui se manifeste sous des espèces hétérogènes. La réflexion s’adossera à l’ouvrage d’Annie Ernaux et de Marc Marie intitulé L’usage de la photo (2005), qui relate leur relation amoureuse entre le 6 mars 2003 et le 7 janvier 2004. Plus précisément, l’ouvrage invite à interroger les modalités de la solidarisation d’une forme d’expression polymédiale, juxtaposant des photos qui montrent, pour l’essentiel, des vêtements lancés par terre avant l’acte amoureux et des textes verbaux écrits à partir des photos, avec le plan du contenu fourni, globalement, par le combat contre la dégradation dont est porteur le temps : "l’entreprise" de "présentification" par la mémoire doit apporter un supplément de présence et un effet de "vérité", en réponse à l’exigence première : "Photo, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces" (p. 13)2. En d’autres termes, l’"entreprise" dont l’ouvrage se fait l’écho doit permettre une expérience renouvelée de la mémorisation vive par le truchement de la pensée "sensible", qui crédite le re-senti du réel lui-même d’un supplément d’intensité. Parallèlement, l’interaction entre le marquage de l’espace (appartement, chambre d’hôtel) par des vêtements jetés par terre sous l’emprise du désir, avant l’acte amoureux, et ce qu’on peut appeler la "photo- écriture" intime doit proposer un plan de l’expression satisfaisant à la lutte contre la maladie, le cancer dont souffre Annie Ernaux. L’ouvrage permettra ainsi de scruter un double passage : celui qui mène de l’occupation de l’espace par des objets matériels à l’énonciation photographique, à l’"empreinte" de la "scène" et à la re-présentation (au sens de présentation répétée sous une forme supposée directe, produisant un effet de vérité apparemment immédiat), mais aussi à la représentation ou reconfiguration proposées ; enfin, le passage concerne la "reformulation" de l’énonciation photographique en termes verbaux. La question directrice peut être précisée ainsi : quelles sont les catégories d’analyse permettant de rendre compte d’une économie énonciative complexe et des différentes dimensions des textes-énoncés gestuel, iconique et verbal ? Il faudra montrer i) en quoi ceux-ci intègrent les marques de l’expérience d’un sujet sensible, centre de perception et d’émotion, ii) en quoi ils respectent les morphologies propres aux supports mobilisés dans les énonciations particulières – l’espace qui accueille les 2 Nos références renvoient à A. Ernaux & M. Marie, L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005. vêtements éparpillés sur le sol, la photographie, la page –, et iii) en quoi ils se conforment aux contraintes liées aux pratiques discursives, gestuelles, photographiques et verbales, abordées en production et en réception. Sur ces bases, il conviendra de réfléchir à l’entrejeu de ces composantes au sein de la structure intégrative où elles font sens : l’objet-livre L’usage de la photo fournit un support bi- médial à un texte-énoncé hybride qui fait se côtoyer des photos et des textes verbaux poursuivant un triple objectif : pour partie, ceux-ci réfléchissent de manière méta-discursive l’"entreprise" comme telle, détaillant et commentant les moments du parcours d’expression (action de jeter les vêtements par terre, découverte de la scène, prises de vue, découverte des photos, écriture) ; pour partie, ils sont rédigés à partir de ou selon les photos qui, elles- mêmes, "se font l’écho" d’une première énonciation gestuelle ; enfin, les textes verbaux proposent d’"écrire les photos", en vertu d’une transitivité du procès de "(ré)écriture" mise en évidence par l’expression "photo écrite" (p. 13). Il faudra scruter les modalités de l’émergence des brassages "intersémiotiques", c’est-à-dire, puisqu’il y a interaction et non fusion, de la coprésence de deux ou plusieurs systèmes de re-présentation/représentation. Le cadre englobant sera celui de la pratique liée à l’objet-livre, agencée ici avec une pratique "intersémiotique" de type gestuo-icono-verbal ; celle-ci coiffe les pratiques, considérées elles- mêmes comme hétérogènes, qui sont drainées par les textes gestuel, verbal et photographique, tant en production qu’en réception, et les fait entrer en résonance en fonction des régimes retenus. On notera d’emblée que les tentatives de réappropriation de la scène vécue et de reconstruction du sens à travers la mémorisation se soldent pour Annie Ernaux (et contrairement à Marc Marie) par un échec relatif. Elle évoque quatre raisons au moins : le trop de sens, la photo "métaphysique" pouvant se charger d’une "signification éperdue" (p. 110), ou le trop peu de sens, quand la photo se fait photo d’art et que le processus d’esthétisation se solde par un affaiblissement de l’affect. Il s’agit du trop peu de sens pour moi, qui a comme corollaire thymique l’indifférence : "Je n’éprouve rien devant cette photo" (p. 138). À cela s’ajoute la résistance des photos, qui isolent l’instant, à devenir les chaînons de solidarités narratives, à se mettre au service d’une séquentialisation qui non seulement rende compte du parcours dans l’espace (différentes pièces de l’appartement parisien à Cergy, une chambre d’hôtel à Bruxelles) et de l’ordonnancement chronologique, mais qui permette au sujet d’expression de maintenir son identité en renouant avec le passé et en informant le futur à travers ses visées : "Sans réfléchir j’ai pris une photo de l’ensemble [des photos]. Peut- être pour me donner l’illusion de saisir une totalité. Celle de notre histoire. Mais elle n’est pas là" (p. 150-151). Désormais, les régulations collectives du contexte historique et social absorbent et gomment l’expérience individuelle : "Dans quelques années, ces photos ne diront peut-être plus rien à l’un et à l’autre, juste des témoignages sur la mode des chaussures au début des années 2000" (p. 151). Enfin, si, revêtant une fonction avant tout compensatoire, l’écriture est pour Annie Ernaux ce "quelque chose de plus" qui doit combler les vides, le projet lui fait ici éprouver ses propres limites. Ce sont les points d’achoppement qu’on se propose de scruter, les résistances au projet de signification, voire les détournements dont sont responsables les réénonciations en production et en réception. Ainsi, il s’agit de localiser les moments où la pratique de la photo- souvenir ou celle du texte-témoignage bascule vers d’autres pratiques, plus ou moins hybrides, qui dessaisissent le sujet de son vouloir signifier initial. On visera aussi, et comme par contrecoup, à évaluer l’apport des négociations intersémiotiques qui, constituant les textes-énoncés en espaces de médiation et de recréation nécessairement hétérogènes, portent les traces des étapes successives d’un cheminement multimodal qui ne laisse indemne aucun des textes-énoncés produits. La réflexion se développera en trois temps majeurs : tout d’abord, l’attention sera focalisée sur l’énonciation gestuelle, l’énonciation-source, en quelque sorte, dont les énonciations photographique et verbale seront des réénonciations ; ensuite, l’accent sera mis sur la dynamique interne à la production et à la réception du texte-énoncé gestuo- photographique ; finalement, on examinera les marqueurs de la translation icono-verbale. I. L’énonciation gestuelle Une première question concerne le rapport entre l’énonciation gestuelle uploads/Litterature/ colas-blaise-de-l-x27-empreinte-a-la-representation.pdf

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