Sommes romanesques du moyen-âge: cycles ou compilations? "Que tous ceux qui vou
Sommes romanesques du moyen-âge: cycles ou compilations? "Que tous ceux qui voudront entendre l'histoire de Monseigneur de Boron sachent comment il divise son livre en trois parties, chaque partie aussi longue que les autres, la première aussi longue que la seconde, la seconde aussi longue que la troisième. La première partie finit au commencement de cette quête, la seconde au commencement de la quête du Graal, la troisième finit après la mort de Lancelot, à l'endroit même où le livre parle de la mort du roi Marc".1 Des commentaires métadiscursifs comme celui-ci, tiré de la Suite du Merlin, roman arthurien en prose du XIIIe siècle, se rencontrent souvent dans les oeuvres romanesques en prose du moyen âge, commentaires précieux mais pas toujours aisés à interpréter. C'est sur eux cependant que se sont appuyés les médiévistes pour essayer de comprendre la construction des romans médiévaux, et plus précisément pour développer la notion de cycles romanesques. Le regroupement de textes en ce que nous appelons des cycles n'est pas le propre des romans arthuriens en prose. Les chansons de geste, les romans d'Alexandre constituent aussi des ensembles cycliques. Je n'en parlerai pas ou seulement en passant car le sujet que j'ai choisi de traiter aujourd'hui est déjà extrêmement étendu. Je ne parlerai donc que de ce que je connais mieux: des grandes sommes romanesques en prose du XIIIe et du XIVe siècles. Précisons d'abord que le mot cycle, que nous utilisons avec une certaine libéralité, n'apparaît pas dans les textes du moyen âge. En revanche deux pratiques médiévales montrent que durant le moyen âge on (c'est-à-dire le public, les mécènes, les scribes, les écrivains eux-mêmes) souhaitait bel et bien regrouper des textes dans de grands ensembles possédant quelque cohérence. D'une part, certains textes ont évidemment été écrits en vue de compléter des oeuvres existantes et peut-être de profiter de leur succès. Ainsi seront composées les enfances d'un héros dont les exploits, alors qu'il était adulte, ont déjà fait l'objet de récits. Puis on va écrire les aventures de son fils, de son neveu, de son aïeul, etc. C'est de cette manière que se construisent les cycles de chansons de geste. L'exemple le mieux connu est celui de la geste de Guillaume d'Orange qui s'organise autour d'un noyau primitif: les exploits de Guillaume, auquel s'adjoignent ensuite les aventures de son père, de ses frères, de son oncle et de son grand-père, pour former ce qu'on appelle aussi le cycle de Garin de Monglane. C'est donc autour du lignage, de l'arbre généalogique de la famille que se structurent les cycles épiques. Le mot qui apparaît dans les textes médiévaux pour désigner ces ensembles, et que j'ai employé en passant, est le mot geste.2 D'autre part, –c'est le second indice de cette volonté dont je parlais–, nous possédons de nombreux manuscrits dont les textes n'ont clairement pas été réunis au hasard. Parmi eux, il y a précisément ceux de la geste de Guillaume: le regroupement matériel des chansons confirme donc ce qu'on pouvait inférer de leur contenu. Mais bien d'autres textes sans doute écrits de manière indépendante sont ensuite mis en recueil avec un soin qui laisse penser que les médiévaux percevaient quelque parenté entre eux. C'est en particulier à partir de la fin du XIIIe siècle, ou du début du XIVe, que sont composées ces véritables collections. Faut-il les considérer comme des cycles? Tout dépend de la définition que l'on donne du terme. De quelques sommes romanesques Avant de présenter les définitions qui ont cours en ce moment chez les médiévistes, je voudrais décrire et situer très rapidement quelques-unes des oeuvres dont je parlerai afin de faciliter l'orientation dans le dédale de sommes romanesques qu'a produit le XIIIe siècle. La première série de textes qui s'organise en un ensemble cohérent est la trilogie attribuée à Robert de Boron. A l'origine se trouve un roman, l'Estoire dou Graal, écrit en octosyllabes et suivi d'une Estoire de Merlin, également en vers, dont il ne nous reste plus que le début. Très tôt, c'est cela qui nous importe, ces deux textes sont mis en prose, par Robert de Boron ou par quelqu'un d'autre, puis, plus tard, complétés par un troisième roman: un Perceval. Ces trois textes forment une somme qui raconte l'histoire du Graal depuis son invention (c'est-à-dire sa découverte) en Orient jusqu'à sa disparition et raconte parallèlement l'histoire des gardiens du Graal, dont le dernier sera Perceval. La trilogie s'achève avec l'effondrement du royaume arthurien. 1 La Suite du roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, deux volumes, Genève: Droz, 1996, § 173, lignes 6-14. A moins d'une indication contraire, toutes les traductions en Français moderne dans cet article sont les miennes. 2 La bibliographie sur les cycles épiques est considérable. Pour une approche simple du complexe développement des chansons de geste, voir le petit ouvrage de François Suard, La Chanson de geste, Paris: PUF (Que sais-je?), 1993. On lira également avec profit les pages que Dominique Boutet consacre aux cycles épiques dans La Chanson de geste, Paris: PUF (Ecriture), 1993, pp. 239-250. Un second grand ensemble, composé sans doute à partir de 1220 et achevé vers 1235, est le cycle du Lancelot-Graal. Formé de cinq romans, il raconte à peu près la même chose que la trilogie, au sens où il se donne les mêmes bornes à la fois chronologiques et géographiques: l'Orient, la Grande-Bretagne; le temps du Christ et la "naissance" du Graal, la fin du royaume arthurien. Sa grande nouveauté cependant est introduire le personnage de Lancelot et d'évincer Perceval au profit d'un personnage inventé de toutes pièces, Galaad, fils de Lancelot. L'autre originalité de cet ensemble est la manière dont il s'est vraisemblablement constitué: à un noyau, l'histoire de Lancelot, se sont adjointes très vite la Queste del saint Graal et La Mort le Roi Artu, qui clôturent le cycle en aval; puis pour le clore en amont, ont été ajoutées tardivement une Estoire del Saint Graal qui réécrit, en la modifiant considérablement, celle de Robert de Boron, et une Estoire de Merlin, le plus souvent flanquée d'une suite (appellée suite-vulgate) qui décrit les débuts du règne d'Arthur. Le troisième grand ensemble, extrêmement complexe, dont je parlerai est le Roman de Tristan en prose dont nous connaissons plusieurs versions et dont je dirai simplement pour le moment qu'il a l'ambition de conjoindre l'histoire de Lancelot et du royaume arthurien à l'histoire, déjà connue par des fragments divers, de Tristan. Avec le Tristan, on va assister à un phénomène de dédoublement: deux héros, Lancelot et Tristan; deux dames, Guenièvre et Iseut; deux rois, Arthur et Marc; deux royaumes, la Cornouaille et le royaume de Logres; enfin deux catastrophes finales, qui n'ont bien sûr pas exactement la même portée, la mort de Tristan et d'Iseut et la destruction du royaume arthurien, puisqu'il faut bien achever les deux histoires. Je reviendrai longuement sur ce texte. Pour en finir avec cette rapide présentation, j'évoquerai un quatrième ensemble dont l'existence n'est du reste pas clairement prouvée: le Roman du Graal, que les médiévistes appellent le plus souvent (bien que ce ne soit pas très élégant) le cycle Post-Vulgate, pour le différencier du cycle vulgate qu'est le Lancelot- Graal. L'existence de ce cycle, qu'aucun manuscrit ne conserve dans sa totalité, a été postulée par une médiéviste britannique, Fanni Bogdanow,3 pour rendre compte d'un certain nombre de contradictions, de versions divergentes ou d'allusions, rencontrées ici ou là dans certains manuscrits, et qui ne s'accordent pas avec l'histoire telle qu'elle est contée dans le cycle vulgate. La pierre angulaire de la démonstration de F. Bogdanow est un texte étrange, celui dont j'ai cité un extrait, la Suite du Roman de Merlin. Non seulement ce texte propose du début du règne d'Arthur une version bien différente de celle de la Suite vulgate, mais encore il introduit des aventures nouvelles qui ne trouvent pas d'échos dans le Lancelot-Graal. Définitions Revenons à présent à ce terme de cycle pour examiner le sens ou les sens que lui donnent les médiévistes. Grossièrement, il me semble qu'on peut distinguer deux grands types de définitions. Le premier insiste sur l'idée de séquence: un cycle serait "une série d'oeuvres en prose ou en vers qui semblent se prolonger les unes les autres soit parce qu'elles présentent des personnages communs ou apparentés, soit parce qu'elles reprennent la même idée générale, le même thème ou qu'elles exposent le même fait historique ou légendaire."4 Cette définition est, on le voit, très large et autorise à soutenir, par exemple, que les cinq romans de Chrétien de Troyes constituent un cycle.5 De même le manuscrit de Chantilly nº 472, qui comprend un ensemble de romans arthuriens en vers (dont trois de Chrétien), une partie d'un roman en prose, le Perlesvaus, et une branche du Roman de Renart peut également être considéré comme un cycle autour du personnage de Gauvain, une sorte de geste relatant bon nombre d'aventures, plus ou moins avantageuses, du personnage, présentant même sa famille et son cheval.6 En somme, tout ensemble de récits évoquant un personnage, fût-ce de manière accessoire uploads/Litterature/ cycles-and-compilations-in-arthurian-french-literature.pdf
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- Publié le Nov 23, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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