Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Nicole Brenez Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 15, n° 2-3, 2005, p. 15- 43. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/012318ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 27 August 2011 04:05 « Jean-Luc Godard, Witz et invention formelle (notes préparatoires sur les rapports entre critique et pouvoir symbolique) » Jean-Luc Godard, Witz et invention formelle (notes préparatoires sur les rapports entre critique et pouvoir symbolique) Nicole Brenez RÉSUMÉ Qu’est-ce que le Witz ? Un concept forgé par les romantiques allemands, une forme d’esprit critique qui identifie poésie, connaissance et vérité. Cet article retrace brièvement l’histoire de la notion allemande de Kritik, depuis Kant jusqu’au Cercle d’Iéna, afin d’envisager les façons dont elle structure les proposi- tions esthétiques de Godard, à trois égards : les formes du montage ; les puissances symboliques attribuées aux images ; les rapports de la représentation avec une effi- cacité historique. Apparaît donc ici la dimension politique du cinéma de Godard au titre de son plus exigeant, savant et fertile idéal esthétique. ABSTRACT What is the Witz? A concept forged by the German Romantics, a form of criticism that identifies poetry, knowledge and truth. This article briefly retraces the history of the German notion of Kritik, from Kant to the Iena Circle, in order to envisage the ways that it structures Godard’s aesthetic propositions, in three are- nas: patterns of editing; the symbolic power attributed to the images; the relationships of representation to historical efficacy. Herein lies the political dimension of Godard’s cinema at its most demanding, that of an eru- dite and fertile aesthetic ideal. À Wael Noureddine L’origine de l’article qui suit est la lecture, faite il y a très longtemps — une vingtaine d’années —, d’une phrase de Schlegel, citée par Roger Caillois (1949, p. 112) dans un numéro des Cahiers du Sud consacré au romantisme allemand : «Si tu veux entrer dans les profondeurs de la physique, fais-toi initier aux mystères de la poésie. » Une telle formule avait une résonance très forte qui m’a amenée à l’associer avec la formule de Jean-Luc Godard expliquant à son amie « Albertine » qu’« il est doux et réconfortant que les poètes soient toujours à l’avant- garde de la science, et les savants de la poésie», ou, comme il le dirait plus tard, que si l’on pensait correctement la radiographie, le cinéma pourrait guérir le cancer. On se rappellera aussi que Godard, dans le même ordre d’idées, avait demandé à ce que sa société, la JLGFilms, soit rattachée au CNRS 1. D’où proviennent ces pensées qui ne sont que superficielle- ment paradoxales ? D’où proviennent les privilèges apparem- ment exorbitants accordés au poétique ? Avant de répondre, établissons que le romantisme allemand a explicitement laissé sa trace dans les films de Godard, par exemple dans La Chinoise, datant de 1967. Rappelons que Jean- Pierre Léaud s’y nomme Guillaume Meister 2 et qu’il y incarne un acteur étudiant le marxisme-léninisme, qui finit par s’inter- roger à la fois sur la possibilité « d’un vrai théâtre socialiste» et sur le passage de la réflexion théorique à la pratique de la lutte armée. (C’est l’événement du film : la transformation de la cellule Aden-Arabie en groupe terroriste.) On y voit donc Guillaume Meister, version léniniste du Wilhelm Meister de Goethe (dont la première partie du roman du même titre a paru en 1796), tirer sur un portrait de Novalis, poète allemand mort à 29 ans en laissant inachevé un roman intitulé Heinrich von Ofterdingen (1801) qui, cinq ans plus tard, constituait la réponse romantique au roman inaugural de Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Novalis avait appris par cœur le roman de Goethe et il voulait lui répondre en écrivant pendant toute sa vie un unique roman, qui se serait intitulé Les années d’apprentissage d’une nation — un 16 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3 peu comme Godard avait envisagé de tourner au Mozambique Naissance (de l’image) d’une nation 3. Godard a d’ailleurs trans- formé une commande télévisuelle sur la solitude des individus en réflexion sur la solitude d’une nation et la solitude de l’histoire : Allemagne année 90, neuf zéro (1991). Le geste de Guillaume tirant sur un portrait de Novalis constitue autant une critique qu’un hommage : Novalis passe au tableau des «enne- mis», sans doute parce qu’il n’est pas marxiste-léniniste et qu’il faut liquider toute la pensée bourgeoise (Descartes, Kant…), mais la présence finale et mélancolique de son portrait sous forme d’un plan plein cadre dans La Chinoise témoigne d’une considération certaine de la part de Godard et tire la référence à Goethe vers sa lecture romantique. Je voudrais montrer (ce sera tout l’enjeu de cet article) que Guillaume a raison de ne pas tirer sur l’auteur des Hymnes à la nuit, parce que, sans Friedrich et August Schlegel, sans Novalis, sans le Cercle d’Iéna, la pensée de Marx ne serait peut-être pas aussi immédiatement convaincante et, comme le dit un person- nage, me semble-t-il, de Scénario de sauve qui peut (la vie) (1979) : «Tout le monde savait que le Goulag existait, mais si on a entendu Soljenitsyne c’est parce qu’il avait du style. » Car, qu’est-ce qui, à la manière d’une flèche, traverse toutes ces figures : les premiers romantiques allemands, Marx, Guillaume et Godard, qu’est-ce qui les réunit ? Une conception fondatrice de la critique, radicale, nécessaire et inventive. Je voudrais en indiquer quelques caractéristiques, en trois temps: — I. L’invention de la critique immanente. — II. L’expansion des propriétés symboliques de la repré- sentation. — III. Le Witz et l’art performatif. I. L’invention de la critique immanente La notion de « critique immanente» a été élaborée entre 1798 et 1800 par le Cercle d’Iéna, c’est-à-dire par un groupe de jeunes gens exaltés par la Révolution française et regroupés autour d’une revue fondée par Friedrich Schlegel, intitulée Athenaeum (un peu comme les futurs membres de la Nouvelle Vague se sont groupés autour des Cahiers du cinéma) 4. Le 17 Jean-Luc Godard, Witz et invention formelle (notes préparatoires sur les rapports entre critique et pouvoir symbolique) principe de « critique immanente » consiste d’abord à hausser l’activité exégétique au rang d’art, donc à en renouveler sans fin les formes littéraires. La poésie ne peut être critiquée que par la poésie. Un jugement artistique qui n’est pas en lui-même une œuvre d’art, soit par la matière, soit en tant que représentation de l’impression nécessaire dans son devenir, soit par une belle forme et, dans l’esprit de l’antique satire romaine, par un ton libéral, n’a aucun droit civique dans l’empire de l’art (Schlegel 1996, p. 122). On reconnaît là trois des exigences qui président à l’activité de Godard en tant que critique cinématographique, et culminent dans les «entretiens inventés» avec Rossellini 5. Toutes les caté- gories traditionnelles se voient remises en question, à commencer par la distinction entre prose et poésie 6, travail de refonte que Godard poursuivra en remettant en question l’opposition de la fiction et du documentaire. La fusion entre art et exégèse conduit naturellement à saluer la grandeur d’une œuvre capable de «se critiquer elle-même», au sens professionnel de ce terme. Schlegel (cité dans Benjamin 1986, p. 108) en formule le principe à partir du Wilhelm Meister de Goethe: «Par bonheur, il est précisément des livres qui se jugent eux-mêmes.» Il est vrai que le roman de Goethe, originellement intitulé La mission théâtrale de Wilhelm Meister, organise un quasi-montage alterné entre chapitres d’action (sentimentale) et chapitres de dialogues sur l’art, ses formes et ses fonctions. Il contient par exemple une scène éminemment moderne, au cours de laquelle Wilhelm disserte sur la virtuosité artistique et la sagesse des poètes tout en brûlant un à un ses propres manuscrits. Il contient, de façon disséminée et obsessionnelle, une analyse de Hamlet et de l’œuvre dramatique de Shakespeare, «le plus extraordinaire et le plus merveilleux de tous les écrivains » (Goethe 1949, p. 149). Wilhelm Meister, roman sur la conscience et l’apprentissage de l’engagement dans le monde, peut se lire (entre autres) comme la mise en scène d’une analyse esthétique. Le roman de Goethe contient, explicite, discute ses propres critères de validation artistique; il s’alimente de l’énergie de l’essai et l’on peut dire alors, en effet, qu’il thématise en permanence un principe de critique imma- 18 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3 nente. Mais ce principe ne se réduit pas aux formes, mêmes élargies, de la réflexivité. Novalis (cité uploads/Litterature/ article 2 .pdf