De la difficulté de traduire Baudelaire en italien Mario Richter 1Il n’est pas
De la difficulté de traduire Baudelaire en italien Mario Richter 1Il n’est pas facile de trouver un poète français qui, plus que Baudelaire, ait suscité un aussi grand intérêt chez les traducteurs italiens. Ce sont également, pour la plupart, en particulier ces soixante dernières années, des poètes, et souvent des poètes remarquables (je pense à Diego Valeri et Alessandro Parronchi, mais surtout à Giorgio Caproni, Attilio Bertolucci, Carlo Muscetta, Gesualdo Bufalino, Cosimo Ortesta, Mario Luzi, Antonio Prete, Giovanni Raboni...). Si on voulait dresser ici une liste complète de toutes les traductions qui ont suivi la version en prose des Fleurs du mal, par ailleurs d’une assez bonne qualité, d’un écrivain peu connu, Riccardo Sonzogno, publiée en 1893 (et puis encore l’année suivante)1, cela exigerait sans doute plusieurs pages2. 2Il faut plutôt se demander pour quelle raison la poésie de Baudelaire a obtenu un si grand succès en Italie. 3Ce phénomène dépend, selon nous, de l’extraordinaire qualité poétique des Fleurs du mal, de l’influence profonde et du prestige que l’ouvrage a eus pour l’affirmation de l’esprit moderne. Il suffit de rappeler que des poètes et des écrivains tels que Rimbaud, Huysmans, Proust et Valéry (très appréciés en Italie) ont tous eu un véritable culte pour Baudelaire. 4Toutefois il existe aussi, nous semble-t-il, une sorte d’attraction exercée par les Fleurs du mal due à ce qui pourrait être considéré comme une aisance ou une souplesse séduisante (nous ne disons pas facilité) qui invite à la traduction. Car les vers de Baudelaire présentent la plupart du temps une perfection unie, un rythme mesuré au goût essentiellement parnassien, un lexique transparent et courant même, parfois familier. Tout bien considéré (on l’a observé plusieurs fois), il n’y a pas de différence appréciable entre la langue poétique de Baudelaire et celle de Racine. Tout cela est tentant pour bien des lecteurs, et semble justement solliciter la traduction. 5Mais, en réalité, tous ceux qui se laissent charmer par la poésie baudelairienne et s’essayent à la traduire se trouvent à devoir affronter un texte plein d’embûches. 6Nous allons en signaler ici quelques-unes parmi les plus significatives. 7Commençons par la cinquième strophe du poème liminaire adressé Au Lecteur : 3 Toutes les citations sont tirées de Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté(...) Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d’une antique catin, Nous volons au passage un plaisir clandestin Que nous pressons bien fort comme une vieille orange3. 8J’attire l’attention sur le verbe « mange », mot que la fin du vers et la rime mettent décidément en relief. C’est un verbe que les traducteurs italiens se sont presque toujours efforcés de transformer en quelque chose d’autre, en une action qui leur a paru plus vraisemblable. Riccardo Sonzogno a commencé par croire convenable la traduction « morde » ("mord"). Il en a été de même pour De Nardis et Colesanti. Ortesta a cru qu’il vaut mieux traduire « succhia » ("suce"). Caproni a eu recours à un verbe de signification semblable, quoique plus rare : il a opté pour « smunge » ("épuiser", "saigner"). Muscetta a préféré choisir « biascica » (c’est-à-dire "mâchonne" ou "mordille"). Antonio Prete est allé plus loin : il a voulu exagérer en se décidant pour « divora » ("dévore"). Raboni a d’abord traduit « succhia e assapora » ("suce et savoure") (1973) pour se limiter plus tard à « assapora » (1996). En réalité, la traduction correcte, en l’occurrence, n’est que celle de Luciana Frezza, qui a opté pour une traduction littérale, c’est-à-dire « che bacia e che mangia ». En effet, le verbe manger ne signifie pas sucer, ni dévorer, ni mordre, ni savourer, etc., mais tout bonnement manger (en italien "mangiare"). Il est donc nécessaire que le traducteur respecte le choix de Baudelaire et, quand bien même cela pourrait lui paraître déplaisant, qu’il se résigne à accepter le banal et très matériel « mangia ». 4 Il est vrai que l’expression figurée "manger de baisers" existe, mais je ne crois pas que Baudelair (...) 5 On considère le singulier débauché comme un collectif. 6 Plus haut on lit le vers : « Aux objets répugnants nous trouvons des appâts ». 9Ce n’est en effet que par cette voie que l’on peut comprendre dans toute sa force la violence éminemment symbolique que Baudelaire veut ici imposer à sa pensée. Car il ne fait aucun doute que manger un sein nous éloigne de la réalité, de la normalité, de la vraisemblance4. Le sein d’une « antique catin », un sein qu’un « débauché pauvre » auquel le poète nous compare ‒ 5 ‒ « mange », renvoie de toute évidence à la réalité culturelle où l’on vit, réalité qui ne nous consent qu’un rapport clandestin et occasionnel avec des plaisirs avilissants, ceux que l’on peut justement tirer en mangeant le sein d’une antique prostituée comme s’il s’agissait d’une « vieille orange ». On remarquera que la rime mange : orange joue un rôle essentiel, qui assure la liaison entre les deux comparaisons de la strophe : la « vieille orange » nous renvoie à l’image du sein de l’ « antique catin » et, en même temps, à la saveur « répugnante » que perçoit celui qui la « mange »6. Ce n’est pas toutefois une orange que nous mangeons (ce qui serait plutôt normal, bien qu’il soit question d’une « vieille orange »), mais précisément à travers la comparaison au « ‒ débauché pauvre » un ‒ sein. Nous sommes là en présence d’un symbolisme à l’érotisme aberrant, répugnant, violent précisément, tout à fait insupportable, un érotisme délibérément dénué de toute vraisemblance, ce qui pourrait expliquer l’embarras qu’ont éprouvé les traducteurs italiens face au verbe « mange » ayant comme objet direct « le sein martyrisé d’une antique catin ». 10En résumé, dans ce quatrain Baudelaire nous dit que notre réalité s’est horriblement détériorée, qu’elle est tombée tout entière dans le vice, dans la misère, dans la vieillesse, dans le vol, dans les plaisirs clandestins, fortuits (notez « au passage »), et paroxystiques. C’est ainsi que « nous » en arrivons à accomplir la plus concrète, la plus commune et élémentaire des actions, celle de manger un sein, précisément. 11Un autre cas qui pose des problèmes de traduction est présent tout au début du ’sonnet’ De profundis clamavi : J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime. 12J’ai eu autrefois, au collège, un professeur qui aimait citer ce vers pour montrer qu’il est mauvais. Il indiquait le syntagme « l’unique que » pour dire : « Remarquez ce que-que : c’est intolérable ; un vrai poète ne devrait jamais faire de semblables fautes de goût ». Et il ajoutait l’axiome suivant : « Tout ce qui est poésie est chant » (par la suite, j’ai découvert qu’il s’agit là d’une affirmation du poète parnassien Théodore de Banville, l’un des amis de Baudelaire et l’auteur du Petit traité de poésie française). 13Certes, de son point de vue, cet enseignant n’avait pas tort. Car ce que-que est effectivement une cacophonie. Et je me souviens qu’il considérait comme préférables d’autres tournures (par exemple : la seule que j’aime). 14Or, relisant des années plus tard ce poème et le replaçant dans son contexte (c’est-à-dire dans Les Fleurs du mal de 1861), j’ai pu comprendre combien était insuffisante et même trompeuse l’esthétique d’euphonie avec laquelle cet enseignant jugeait la poésie et en particulier, pour le condamner, le vers de Baudelaire cité. 15Je me suis rendu compte que l’adjectif par lui tant décrié (« unique ») était, bien au contraire, pour le poète tout à fait nécessaire, étant donné que, dans ce cas-là, c’est le sens qui devait l’emporter sur tout autre aspect. Car ce à quoi Baudelaire tenait par-dessus tout, c’était une parfaite ambivalence entre le genre masculin et le féminin du « Toi » (objet de l’amour) auquel s’adresse celui qui implore la pitié. En effet, unique est en français (à la différence de l’italien unico, qui comporte le féminin unica) une épithète à double genre. J’ai remarqué que presque tous les traducteurs (sans doute encouragés par l’explication qu’a donnée dans son édition Antoine Adam, qui prétend que l’adjectif « unique » se réfère à Jeanne, la femme biographique qui, par ailleurs, dans les Fleurs du mal n’est jamais nommée sous ce nom) optent pour le genre féminin (ainsi, par exemple, De Nardis, Ortesta et Raboni et bien d’autres). Mais il s’agit là d’un choix arbitraire, d’une grave infidélité au texte (ils ont bien fait, en revanche, ceux qui comme ‒ Bufalino, Frezza et Prete ont traduit « ‒ Imploro la tua pietà, o Te, mio unico amore » et également Caproni, à qui on doit, malgré l’apparente incorrection « o Tu », cette solution : « Imploro la tua pietà, o Tu, unico essere che amo »). 16Mais essayons de mieux comprendre le problème que le traducteur italien doit ici résoudre. 7 Il va sans dire que par Poète j’entends le personnage principal de l’ouvrage. 17Considérons uploads/Litterature/ de-la-difficulte-de-traduire-baudelaire-en-italien1.pdf
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- Publié le Mar 02, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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