LA PROJECTION COMME OPÉRATEUR INTERMÉDIATIQUE : POSITIONS ET PROPOSITIONS Marie

LA PROJECTION COMME OPÉRATEUR INTERMÉDIATIQUE : POSITIONS ET PROPOSITIONS Marie MARTIN La lente pulsation de la projection révélait-elle quelque chose à une personne pour la dissimuler à une autre 1 ? Peeping Mot, de Pierre Alferi : issu d’une série intitulée « Enseignes », le des- sin choisi pour figurer en couverture de ce volume collectif peut être considéré comme un emblème des pouvoirs médiateurs de la projection dans le rapport du texte et de l’image. Peeping Mot se déploie en effet au centre d’une symétrie centrale entre une forme visible d’une part, celle des ovales en miroir de deux psy- chés où se reflète, de dos, la silhouette d’une femme en train de se déshabiller, et d’autre part une expression qui, en anglais, désigne un voyeur. Ainsi, la médiation d’un dispositif optique de réverbération des rayons lumineux renverse, selon la géométrie des propriétés projectives des figures, le « Peeping Tom » en « Peeping Mot », au gré d’un déplacement de l’anglais au français. Mais l’articulation qu’or- ganisent les miroirs, dans un jeu de mot calligraphique, n’est pas seulement celle de l’écrit et du dessiné, du discours et de la figure, mais aussi celle du visible et du psychique – via la dynamique inconsciente du voyeurisme –, et même, en prolon- geant un peu la réflexion, celle de la littérature et du cinéma, dans la condensation extrême de deux mots éponymes d’un film où Michael Powell désigne, en 1960, le nouage de désir et de mort que permet la machine-caméra. Autant de dimensions propres à la notion éminemment polysémique de pro- jection qui paraît apte, de ce fait, à caractériser à nouveaux frais les interactions 1.  D. DeLillo, Point Oméga, Arles, Actes Sud, 2010, p. 136. « Cinéma, littérature : projections », Marie Martin (études réunies et prés. par) ISBN 978-2-7535-4187-0 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr Marie MARTIN 8 entre l’écrit et le filmique. Car il y a dans ce domaine une actualité marquée par le besoin d’en finir avec les seules médiations de l’adaptation, l’influence ou la convergence 2. Si l’adaptation a pu susciter, récemment, des recherches qui parviennent à desserrer le carcan positiviste où elle a parfois été enfermée 3, les deux autres catégories restent beaucoup plus faibles et labiles, pétrie d’une vision critique périmée (l’influence) ou sans grand pouvoir explicatif (la convergence). Voilà peut-être pourquoi ces dernières années ont vu émerger ou refleurir diffé- rentes notions pour rendre compte de la vitalité et du polymorphisme des rela- tions entre la littérature et le cinéma, qu’on les pense avec Jean Cléder sur le mode de l’entre-deux et des affinités électives 4, ou avec Pascale Cassagnau comme circulations constitutives d’une certaine écriture contemporaine dans cet archipel plus large qui, entre l’essai, le documentaire et l’autofiction, a nom « troisième cinéma 5 ». Quant à Jacqueline Nacache, elle réactive le concept de « cinéma- tisme 6 » par quoi Serguei Eisenstein affirmait que tous les arts ont tendu vers le 7e. Malgré son caractère anachronique et téléologique, le cinématisme possède en effet une forte séduction dans la triple mesure où il ouvre la recherche litté- raire à l’imaginaire du cinéma, nouvelle culture visuelle induite par l’appareil et le dispositif ; où il oblige à postuler, antérieurs à toute séparation entre image et langage, des régimes d’imagéité qui s’actualisent ensuite dans différents arts ; où il se revendique enfin comme un geste interprétatif. En ce sens, l’intérêt porté à la projection 7 n’est qu’un rétrécissement du champ immense des cinématismes, qui induit nécessairement un redécoupage des phénomènes : non plus ce que le cinéma fait à la littérature, mais ce que les puissances de la projection (techniques, philosophiques, cinéphiliques) suscitent de chocs, précipités, allers et retours entre les deux disciplines, y compris dans les éventuelles dérives « projectives » du geste interprétatif lui-même, en ce qu’elles documentent et répercutent un intense investissement perceptif et psychique. 2.  J. Baetens a montré, dans La Novellisation. Du film au roman, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2008, p. 66-96 et 167-213 combien, sauf cas « cinéphiliques » ou poétiques particuliers, la novellisation n’est pas véritablement transmédiale puisqu’il s’agit d’un passage du scénario d’un film à sa version romancée. 3.  F. Vanoye, L’Adaptation littéraire au cinéma (dir. S. Robic et L. Schifano), Armand Colin, 2011, L’Adaptation comme dispositif nocturne, Presses Universitaires de Paris Ouest, à paraître en 2016. 4.  J. Cléder, Entre littérature et cinéma. Les affinités électives, Armand Colin, 2012. 5.  P . Cassagnau, Future amnesia. Enquêtes sur un troisième cinéma, Isthme éditions, 2007. 6.  J. Nacache, « Le cinéma imaginaire », dans Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma (dir. J.-L. Bourget et J. Nacache), Francfort sur le Main, Peter Lang, 2012. 7.  Et qui a lui aussi une riche actualité dont témoigne La Projection (dir. V. Campan), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014. « Cinéma, littérature : projections », Marie Martin (études réunies et prés. par) ISBN 978-2-7535-4187-0 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr INTRODUCTION 9 La projection cinématographique est en effet, au premier chef, un dispositif optique. Un faisceau lumineux transporte en l’agrandissant, parfois en l’anamor- phosant, une image sur un écran : image passée, qu’il actualise ; image fugace, dont il déploie l’évanescence ; image photogramme, qu’il met en mouvement et expose à la dissemblance. Pour le redire selon la triade « technique, pragmatique, symbolique » qui forme l’armature des dispositifs entendus comme « matrices d’interactions potentielles 8 », la projection cinématographique est d’abord un mécanisme de reconfiguration d’images et de sons par transport lumineux (I) qui, au niveau pragmatique, réalise l’immersion du spectateur (II) et organise une levée d’images visibles et mentales articulant le Réel et le symbolique (III). Or la participation émotionnelle que suscite l’optique n’est pas sans rapport avec le dis- positif psychique du même nom, cette projection consistant à imputer à un autre un complexe refoulé dans l’inconscient, afin de le regarder en l’extériorisant et en le déniant comme sien. Sous cet angle, le cinéma est plus largement pensable comme surface où s’inscrit l’irreprésentable auquel la projection donne forme visible selon le modèle de la figurabilité inconsciente. Les deux versants de la notion ont donc en commun d’être des mécanismes qui mettent en jeu un travail de déformation autant destiné à faire voir qu’à opacifier et faire écran. On peut alors proposer cette définition restreinte de la projection : proces- sus créatif d’interaction et d’écart entre un spectateur et une image, qu’il soit mécaniquement produit dans une salle de cinéma ou poétiquement recréé par certains dispositifs d’écriture. La projection, en suscitant un léger décalage, em- pêche l’image de coïncider exactement à elle-même et, partant, l’ouvre à l’invu. De façon minimale, on peut avancer que la projection spécifie les relations entre cinéma et littérature chaque fois qu’au cinéma une citation écrite ou lue se surim- prime à l’image mouvante, ou qu’en littérature des éclats cinématographiques s’incarnent dans le texte (hypotypose, calligramme…). Plus largement, ce serait lorsque miroitent l’un dans l’autre textes écrit et filmique – éléments d’un musée imaginaire cinéphile fécondant l’écriture ou fragments de récits littéraires tra- vaillant le film : bref qu’une figure – précipité de sens et d’affect, de discours et de désir – se crée dans le choc du mot et de l’image ou, pour le dire autrement, dans la condensation et le déplacement transmédiatiques. L’essentiel est que ce transport, au double sens spatial et affectif du terme, s’appuie sur l’imaginaire des modalités optiques de la projection (théâtre d’ombres, silhouettes, réverbé- rations lumineuses…) et travaille, dans ses échos et ses écarts, une béance et un 8.  P . Ortel, « Pour une poétique des dispositifs », dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation II (dir. P . Ortel), L’Harmattan, 2008, p. 33-58. « Cinéma, littérature : projections », Marie Martin (études réunies et prés. par) ISBN 978-2-7535-4187-0 Presses universitaires de Rennes, 2015, www.pur-editions.fr Marie MARTIN 10 manque qui en appellent logiquement aux logiques projectives du spectateur – de l’analyste aussi bien, assumant le risque d’une construction qui ne se valide qu’à proportion de cette lumière intermittente dont l’œuvre intermédiatique se trouve éclairée. Deux directions de recherche se sont imposées pour dessiner les contours d’un nouveau chantier interdisciplinaire dont cette publication collective espère déployer l’extension maximale et donner les premières clés de compréhension. La première consiste en une généalogie théorique de l’hypothèse projective au carre- four de la littérature et du cinéma, et sa réinscription dans une histoire : usage du terme « projection » dans les théories de la lecture et de la spectature ; distinctions entre la simple métaphore et les critères scientifiques de sa pertinence comme opérateur intermédiatique ; rapport avec la méthode intervallaire du « film lecteur du texte 9 » qui fait apparaître une infigurabilité originaire dans le vis à vis d’un texte moderne et de sa lecture/réécriture cinématographique : Certes le phénomène pourrait encore s’apparenter à l’intertextualité, qui toujours renvoie d’un texte à l’autre. Mais la divergence – par quoi la réécriture filmique témoigne de la modernité – tient à uploads/Litterature/ doc-pdf.pdf

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